Le sexisme, une discrimination « ordinaire » ?
Quels sont les rapports entre inégalités et discriminations ? « Alors que l’inégalité peut préexister à tout acte ou agissement d’autrui, la discrimination est le fait d’un agent ; le terme discrimination connote en effet un acte ou un agissement, il renvoie au comportement d’un acteur… : le législateur ou l’administration qui pose des règles « discriminatoires », l’employeur qui recrute sur des critères de sexe ou de couleur de peau… ». * (Danièle Lochak)
Toutes les discriminations concernant la « race », le sexe, l’orientation sexuelle … peuvent-elles être réduites à un dénominateur commun ? Au premier abord, on pourrait l’admettre si on se contente d’une définition abstraite : constitue une discrimination une différence de traitement illégitime, arbitraire, contraire au droit. Cependant, les discriminations se manifestent différemment et elles ont une histoire. Pour mesurer leur ampleur, leur persistance, pour en déterminer les causes et pour essayer d’apporter des solutions, un seul critère applicable à tous les cas ne nous paraît pas pertinent. En effet, les discriminations à l’égard des femmes sont étroitement liées aux rapports sociaux de sexe qui traversent tous les domaines de la société. Ces rapports sont des constructions sociales qui s’expriment à travers la division du travail entre les sexes. Il s’agit donc de comprendre historiquement comment ils ont pris corps et consistance dans les institutions et les législations et comment ils ont évolué vers une mise en question des principes qui les fondaient.
Dans la mesure où l’inégalité entre les femmes et les hommes a été le principe organisateur de la société, sur le plan des lois et des mœurs, que recouvre exactement, de nos jours, le principe institutionnel de l’égalité entre les sexes ? Quelles conceptions archaïques modèlent encore la vie des femmes en dépit de leurs conquêtes ? En quoi les lois, les mesures prises par l’Etat pour lutter contre les discriminations sont-elles effectives ?
Petit détour par le passé pour mieux comprendre le présent
A l’époque de la Révolution Française, qui pouvait se prévaloir de l’appartenance à l’humanité pour accéder à l’égalité ? En principe, toutes et tous puisque l’égalité suppose des différences et que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 proclame que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ».
Pourtant, la démocratie naissante s’est construite sur l’exclusion des femmes puisque les citoyennes n’ont pas eu accès au pouvoir politique. Cette situation d’exclusion, renforcée par le Code Civil de Napoléon, a permis d’établir une frontière entre le public et le privé : aux femmes, la maison (sous le contrôle du mari), aux hommes, l’espace public. Bien plus, ce partage entre les sexes a été présenté comme inéluctable, indépassable parce que fondé sur « la nature des femmes » ou pire encore, sur la raison liée à l’ordre des corps. Pourtant, en dépit des résistances coriaces, en dépit des malheurs annoncés à chaque avancée due aux luttes des femmes, cahin-caha, dans le grincement des vieux rouages, enfin, c’est dit : « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux des hommes. » (Constitution de 1946) Mais, avoir des droits ne suffit pas, il faut avoir le pouvoir de les exercer, sinon, cela porte un nom : discriminations. Or, malgré des progrès non négligeables dans tous les secteurs, ces dernières subsistent dans tous les domaines économique, professionnel, culturel, politique et privé (inégal partage des tâches, violences …).
Ces discriminations ont été reconnues tardivement comme telles : elles faisaient simplement partie de la doxa, des représentations communes. Ainsi, à travail égal, percevoir un salaire inférieur à celui d’un homme était « normal » : on l’appelait le salaire d’appoint – pour ne pas dire de dépendance. Actuellement, le sur chômage des femmes ne semble pas soulever grande indignation. Enfin, le principe de l’égalité des droits a réussi à dissimuler longtemps les inégalités réelles qui fondent les systèmes universalistes modernes.
L’Etat français a besoin d’être aiguillonné
C’est sous la pression des exigences des traités internationaux et de l’Union européenne que l’Etat français a fini par prendre en considération la notion de discrimination. La Convention des Nations Unies sur l’Elimination de toutes les Formes de Discriminations à l’Egard des Femmes (dite Convention CEDAW) a été ratifiée par la France en 1983. Elle vise « toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour but ou pour effet de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits humains et des libertés fondamentales dans tous les domaines politique, économique, social, culturel et civil, ou dans tout autre domaine. » De plus, cette Convention fait obligation de résultat puisque les Etats s’engagent à prendre toutes les mesures appropriées afin d’éradiquer toute discrimination. Cet excellent outil juridique est malheureusement peu connu et le gouvernement ne fait rien pour changer la situation.
D’autre part, la réalisation du principe d’égalité entre les hommes et les femmes dans les institutions de l’Union européenne a pris le nom d’ « égalité des chances ». Les instruments juridiques dont elle s’est dotée reposent sur des recommandations, des directives contraignantes que les états membres doivent transposer dans le droit national. Un arsenal de textes précise l’application directe de l’égalité des chances dans le travail tout particulièrement.
Deux directives datant de 1997 marquent une avancée importante en matière d’égalité :
– celle sur le renversement de la charge de la preuve : c’est à l’employeur désormais de faire la preuve qu’il n’a pas discriminé la femme, laquelle doit en retour prouver qu’elle a subi des dommages ;
– l’autre directive permet, en situation d’inégalité, de recourir à une « politique d’actions positives » pour parvenir à une situation équilibrée entre les sexes. En effet, une politique égalitaire (ou qui se voudrait égalitaire) appliquée à des situations inégalitaires peut conforter ou renforcer les inégalités. Pour y remédier, la politique « d’actions positives » (posititive action) a été traduite dans le droit français ultérieurement.
Elle visait à compenser de façon temporaire le retard effectif dans l’égalité entre les hommes et les femmes pour atteindre un équilibre. Ces mesures spécifiques appliquées aux femmes ont donné peu de résultats, d’autant que le budget était modique et voué à une rapide disparition. De plus, la principale limite de l’action positive est de n’agir qu’après coup, comme une sorte de colmatage, alors que les processus inégalitaires sont de nature structurelle. De ce fait, les paramètres de base restent inchangés.
Résistances sournoises, contournements, détournements
Les femmes, en dépit du chômage, en dépit de leur double journée, représentent près de la moitié de la population active. Or, il existe un incroyable écart entre le poids des femmes dans la société, dans le fonctionnement économique d’une part et, d’autre part, la place qu’elles occupent dans le monde du travail. Ecart d’autant plus injustifiable qu’elles ne cessent pas de travailler quand elles ont des enfants et qu’elles sont maintenant plus diplômées que les hommes. Si l’activité féminine est bonne pour la croissance, on pourrait s’attendre à ce qu’elle soit encouragée. Or, cette féminisation ne s’est pas accompagnée d’une résorption significative des inégalités. Les causes en sont diverses, mais il faut signaler que les mesures anti-discriminatoires sont souvent grignotées, rabotées par les incohérences de la politique familiale qui n’a rien de neutre. Elle résulte aujourd’hui d’une addition de mesures qui répondent à des objectifs différents (encourager la natalité, réduire le chômage, soulager les familles modestes …). Ainsi, l’allocation parentale d’éducation (A.P.E.) instituée d’abord à partir du troisième enfant, puis du deuxième et enfin, en 2003, dès le premier, a réussi à écarter du marché du travail plus de 500 000 femmes et à fausser les statistiques du chômage. Or, ce sont les conditions de travail, les rémunérations insuffisantes, les licenciements qui poussent les femmes à accepter cette allocation. Il s’agit là d’une mesure qui est en totale contradiction avec les décisions prises par le Conseil européen de Lisbonne, lesquelles visent à augmenter le taux d’emploi des femmes.
D’autre part, sous prétexte de lutter contre le chômage, on précarise l’emploi. Sous l’impulsion de politiques fortement incitatives, le gouvernement a aidé financièrement les entreprises à créer des emplois à temps partiel qui sont actuellement l’apanage des femmes puisqu’elles sont embauchées majoritairement dans les secteurs qui ont développé cette organisation du travail. « Au fil des ans, le temps partiel est devenu la figure emblématique de la division sexuelle du travail », écrit la sociologue Margaret Maruani. Le temps partiel représente une mine de discriminations : montant du taux horaire inférieur à celui du temps plein, horaires flexibles et atypiques, le tout s’accompagnant d’une totale absence de formation et de carrière, d’où des retraites partielles et une féminisation de la pauvreté.
Toutes ces mesures constituent des discriminations indirectes puisque des pratiques apparemment neutres désavantagent tout particulièrement les femmes. Elles révèlent une absence de vision d’ensemble, qui n’est pas innocente, seule susceptible de réduire fortement et réellement les inégalités entre les femmes et les hommes. Elles confortent aussi une conception extrêmement sexuée des emplois de la part des entreprises.
Dans le domaine politique, l’exemple de la parité est particulièrement révélateur. Alors qu’elle était conçue au départ comme outil de réalisation de l’égalité entre les femmes et les hommes, cet objectif, dans les faits, a été détourné. En effet, le contenu de la modification constitutionnelle qui se limite à « favoriser l’égal accès aux mandats et aux fonctions électives » non seulement ne garantit la parité de résultat au niveau des élu-es, mais ne concerne pas toutes les communes, ni tous les mandats électifs. Elle est donc utilisée au profit d’un réaménagement de la domination masculine et du pouvoir patriarcal.
Conclusion
Inquiétante est l’évolution des politiques publiques de l’Union européenne. Alors que l’égalité entre les femmes et les hommes était promue au rang des principes fondateurs de l’Union, cette avancée est freinée par une stratégie de « mainstreaming » qui vise à placer les inégalités de sexes au niveau de toutes les autres discriminations. (Article 13 du Traité d’Amsterdam 1997) Il s’agit là d’une attaque permettant aux gouvernements de dissimuler leur inertie quant aux mesures à prendre en vue de la réalisation de l’égalité des sexes.
En outre, le développement du néo-libéralisme entraîne le retrait de l’Etat et le démantèlement des services publics. Et l’on trouverait « normal » que les femmes prennent la relève et s’occupent seules des personnes à charge (enfants, personnes âgées …). Eh bien non ! Nous refusons d’assurer la gestion quotidienne et la survie du néo-libéralisme qui se nourrit du patriarcat et le conforte.
Considérer que les femmes ont des « retards » à combler pour atteindre l’égalité avec les hommes présuppose que le modèle masculin est parfait et que les femmes doivent se hisser à ce niveau inégalé – au prix de quelques aménagements si nécessaires ! Loin de penser que « les femmes font problème », nous estimons au contraire que c’est l’organisation et le fonctionnement de l’ensemble de la société qui doivent être remis en cause pour que les besoins, les intérêts, les compétences des femmes et des hommes soient pris en considération, modifiant ainsi les rapports sociaux de sexe.
« Egalité des sexes : la discrimination positive en question ». Société de Législation comparée, avril 2006.
Marie-Josée Salmon et Monique Dental
Collectif de Pratiques et de Réflexions Féministes « Ruptures »
(Extrait Revue du CEDIAS, juin 2006)