Edito novembre 2011
Dans son documentaire Ouled Lénine présenté au Festival International de Films de Femmes de Créteil en 2008, la réalisatrice Nadia El Fani brossait, à travers une destinée singulière, celle de son père, l’histoire d’un engagement méconnu, celui du Parti Communiste dans l’indépendance tunisienne. Cette fois, c’est à la Tunisie d’aujourd’hui et de demain qu’elle s’intéresse. Son documentaire au titre moqueur Laïcité, inch’Allah ! est le résultat de deux moments de tournage, avant et après la chute du Président Ben Ali. Alors qu’elle vit à Paris depuis dix ans, adepte passionnée de la laïcité, la voilà qui part filmer la société tunisienne au mois d’août 2010 au début du Ramadan. Au fil de ses rencontres, de ses entretiens, la réalisatrice, qui pousse ses interlocuteurs dans leur dernier retranchement, nous révèle que bien des Tunisiennes et des Tunisiens, sous la pression sociale, pratiquent un islam ostentatoire dans lequel le ramadan occupe une place primordiale. Multiples sont les attitudes : les uns le respectent, beaucoup trouvent des accommodements (on prévoit des provisions de bière pour tourner l’interdiction de la vente d’alcool), on le fait à moitié ou pas du tout, mais sans le dire. Les questions de Nadia El Fani suscitent parfois des réponses confuses, embarrassées alors que plusieurs femmes, chez elles, s’inquiètent de cette régression, de cette hypocrisie, de cet étouffoir. Le Président Bourguiba (1957-1987) ne pensait-il pas que le Ramadan ne devait pas freiner le développement économique du pays ?
Janvier 2011, à Tunis, la rue s’enflamme, les débats s’improvisent, le peuple veut inventer la Tunisie de demain. La réalisatrice revient filmer ce bouillonnant élan. Surgissent banderoles et slogans : Liberté, égalité ; Droits des Femmes ; Laïcité … Sur ce dernier point, les langues se délient, des discussions s’engagent. Les partisans de la séparation constitutionnelle entre le politique et le religieux tentent d’expliquer ce qu’est la laïcité qui semble parfois confondue avec l’athéisme, l’intolérance ou mettant en cause l’Islam perçu comme facteur d’identité. Faut-il supprimer l’article 1 de la Constitution stipulant que la religion de la Tunisie est l’Islam ? Faut-il le modifier ? Nadia El Fani nous fait vivre l’histoire au quotidien, sans aucun souci de hiérarchie – on ignore le nom des personnes qui s’expriment – et c’est toute la diversité, la complexité de la société tunisienne qui apparaît dans ces moments privilégiés aux allures libertaires.
Pourtant, les mouvements politico-religieux obscurantistes n’ont pas disparu pour autant, même s’il est difficile d’en évaluer l’importance. En avril dernier, pour avoir revendiqué son athéisme sur une chaîne de télévision tunisienne, Nadia El Fani a aussitôt déclenché une énorme campagne d’intimidation sur internet : menaces de mort, montages dégradants … Le 26 juin, une réunion de soutien aux artistes regroupant soixante-dix associations a été violemment perturbée par une centaine d’islamistes. Principale cible de cette attaque, la projection du documentaire Laïcité, inch’Allah ! Dans la foulée, des avocats islamistes décident, sans avoir vu le film, de porter plainte au pénal « pour atteinte au sacré ». Récemment, une chaîne de télévision privée a été saccagée pour avoir diffusé le film d’animation franco-iranien Persépolis où l’on voit un dessin de Dieu imaginé par un enfant.
Les féministes de tous les pays savent que, par le passé, aucune révolution victorieuse n’a garanti les droits des femmes. Un rapport sur les médias effectué par un regroupement d’associations non gouvernementales présidé par l’Association Tunisienne des Femmes Démocratiques (ATFD) témoigne de la marginalisation des femmes pendant la dernière campagne électorale. En dépit de la parité stipulée par le Code électoral, elles n’ont occupé que 0,50 % de l’espace dans les principaux journaux tunisiens et 0,56 % dans les plages de programmation à forte audience à la télévision ! En outre, le succès des islamistes d’ENNHADA inquiète les militantes des droits des femmes qui dénoncent leur « double discours » et les moyens financiers très importants dont ils disposent. Cependant, dans cette démocratie naissante et encore fragile, elles sont déterminées à n’accepter aucune régression. N’oublions pas que le statut juridique des Tunisiennes est identique à celui des Européennes, sauf pour l’héritage et certaines dispositions facilement amendables.