Michèle Tribalat : l’immigration, faux-débat numéro un de la présidentielle
Michèle Tribalat : l’immigration, faux-débat numéro un de la présidentielle
Mercredi 11 Avril 2012 à 05:00
Daniel Bernard – Marianne
Grand reporter à Marianne, attentif aux candidats, partis, chercheurs, sondeurs, groupes de… En savoir plus sur cet auteur
L’immigration, appréhendée d’un point de vue économique ou culturel, est l’un des thèmes majeurs du débat présidentiel. Pourtant, aux yeux de la démographe Michèle Tribalat, la violence des arguments ne doit pas faire illusion. Pour la gestion des flux, Hollande et Sarkozy ont «consenti» leur «impuissance», préférant s’en remettre à l’Union européenne et à la jurisprudence française que de risquer d’agir. Demain, l’avis de l’économiste E.M. Mouhoud, qui a un point de vue opposé à celui de la démographe.
L’immigration a surgi au cours de la campagne présidentielle, comme par effraction, et ce thème rivalise avec les questions financières. Comment s’est-il imposé dans le débat politique ?
Michèle Tribalat : « Effraction » me paraît un terme un peu fort pour un thème de campagne après tout légitime. Parler d’immigration n’est pas a priori illégitime lors d’une élection présidentielle. Il a d’ailleurs été présent dès le début, parce que c’est le thème de prédilection du Front national et que ce dernier a mis lui-même sur le tapis certains sujets très propices à déclencher des polémiques, à mettre mal à l’aise ses adversaires. Les autres candidats à la présidentielle n’ont pas pu rester à l’écart.
La montée du thème de l’immigration tient aussi à la stratégie du président-candidat qui cherche à mordre sur l’électorat du Front national.
Le parallèle avec la crise financière n’est pas inapproprié. Ce sont deux sujets de politique sur lesquels l’exécutif a perdu la main. La politique migratoire est devenue, à l’exception de l’immigration de main-d’œuvre, une politique communautaire, soumise au processus de co-décision qui met en jeu la Commission, le Conseil et le Parlement européens. La législation est fondée sur des droits mis en œuvre sous la surveillance étroite du Conseil d’État, du Conseil constitutionnel, de la Commission, de la Cour de justice de l’UE et de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
L’immigration a été abordée à travers trois prismes principaux : le commerce de la viande halal, le parcours de Mohamed Merah et le poids des étrangers sur le chômage en France. Le débat sur l’immigration vous semble-t-il bien posé, faisant la juste part du symbolique et du factuel ?
M.T. : Il a été aussi question de capacités d’accueil, de l’intérêt que la France avait à garder les étudiants étrangers chevronnés qu’elle a contribué à former, des capacités d’intégration…
Ni l’UMP ni le PS ne remettent en cause le postulat selon lequel l’immigration est une chance pour la France. On aimerait qu’ils nous expliquent en quoi l’immigration en elle-même, c’est-à-dire indépendamment de ses caractéristiques, est un bienfait. Le passé nous montre que l’effet sur la pyramide des âges est, au final, assez faible. L’aide apportée aux comptes sociaux dépend des taux d’emploi. L’effet sur la croissance, lorsqu’il a été calculé (au Royaume-Uni et aux Etats-Unis) et une fois rapporté aux habitants déjà présents sur le territoire, est lui-même extraordinairement faible.
À droite, on a tendance à dire que l’immigration est une chance à condition qu’elle ne soit pas trop importante pour éviter les risques de congestion (logement notamment), de peser sur les comptes sociaux et de contrarier l’intégration. À gauche, on a tendance à insister sur le besoin d’immigration – « La France et l’Europe ont besoin d’une immigration légale pour construire leur avenir » (programme du PS p. 21) – et sur son caractère inévitable, la circulation des personnes n’étant qu’une des facettes de la mondialisation.
La position du PS apparaît beaucoup plus en phase avec l’époque, marquée par la faible marge de manœuvre dont disposent, de toutes façons, les politiques pour faire baisser l’immigration. Ne pas souhaiter la réduire et continuer sur la lancée de son prédécesseur avec un flux d’entrées annuel voisin de 200 000, comme l’a annoncé François Hollande, paraît forcément plus facile à réaliser. La position de Nicolas Sarkozy est fragilisée par le fait qu’il a été Président pendant 5 ans (au pouvoir plus longtemps si l’on compte ses passages au ministère de l’Intérieur) et n’a pas réussi à diminuer sensiblement les flux d’entrées, alors même que nous traversions la plus grave crise connue depuis celle des années 1930. La proportion d’immigrés a progressé au cours des années 2000 à un rythme voisin de celui observé pendant les Trente Glorieuses. Comment réussirait-il, dans les cinq années qui viennent, ce qu’il n’a pas pu faire pendant les cinq années précédentes ?
Certains aspects de l’immigration en France ont-ils été évités ? Par qui ? Pourquoi ?
M. T. : Mettons de côté les partis qui n’ont aucune chance de gouverner et peuvent annoncer les décisions les plus extrêmes, dans un sens comme dans l’autre. Les partis de gouvernement, eux, savent qu’ils n’y peuvent pas grand-chose. Il leur reviendrait de faire comprendre aux électeurs qu’ils n’ont pas vraiment le pouvoir de décider de la hauteur des flux migratoires et que la politique migratoire échappe désormais au principe de responsabilité, au fondement de notre démocratie. Evidemment, faire campagne sur l’impuissance politique n’est pas très porteur ! Les candidats doivent donc se présenter comme ayant une capacité d’agir qu’ils n’ont plus…
Le PS résout la contradiction en insistant sur le caractère indispensable de l’immigration et la nécessité de maintenir un haut standard en matière de Droits de l’Homme. Ne souhaitant pas réduire l’immigration, il peut continuer de déclarer « la politique migratoire, acte de souveraineté nationale » (programme PS, p. 21). La contradiction est beaucoup plus flagrante pour l’UMP, qui ne peut réaliser ce qu’elle dit souhaiter pour le pays, tout en faisant croire qu’il y parviendra malgré tout. Au pouvoir depuis de nombreuses années, la droite ne s’est guère opposée aux directives de l’UE, alors qu’elle avait encore un droit de veto. Elle n’a pas non plus opté pour un protocole spécial, comme l’a fait le Danemark, également signataire des accords de Schengen. Cette impuissance fondamentale détermine tout le reste puisqu’il faudra, au fond, que les Français s’accommodent d’une immigration sur laquelle ils n’ont aucun pouvoir de décision. Sauf à espérer créer une fronde en Europe sur la question et durcir la loi européenne, grâce aux nouvelles règles de la majorité. Ce qui n’est guère probable, compte tenu du fonctionnement de l’UE.
Le fond de la question de l’intégration est évité. Pourquoi le modèle traditionnel d’assimilation est-il en échec ? Sur quoi bute-t-il ? Est-il réaliste de s’y accrocher coûte que coûte ? Et sinon par quoi le remplacer, sans perdre le fil de notre histoire ?
S’agissant de François Hollande, sa proposition de consulter le parlement chaque année sur le nombre d’immigrés qui seront acceptés en France, ainsi que la régularisation sur la base des critères énoncés, sont-ils en rupture avec ce que prônait jusqu’ici la gauche ? Quelles différences avec la politique actuelle, tant sur l’immigration que sur l’intégration ?
M. T. : La proposition de François Hollande est en retrait par rapport à celle annoncée dans le programme du PS (« les objectifs seront débattus au Parlement et feront l’objet d’une loi de programmation et d’orientation destinée à bâtir un consensus », programme PS, p. 21). Il a déclaré vouloir laisser le Parlement débattre du seul flux annuel de main-d’œuvre (environ une entrée sur huit en 2010, en provenance des pays tiers), et non pas de l’ensemble des flux d’entrées. La régularisation sur critères ressemble à celles déjà pratiquées par le PS. Son ampleur dépendra, en fait, des critères qui seront retenus. Le programme du PS n’en mentionne qu’un seul (casier judiciaire vierge) et étend cette régularisation aux parents d’enfants scolarisés. Le gouvernement actuel a procédé à des régularisations « au fil de l’eau », grâce à la carte « liens personnels ou familiaux » créée sous le gouvernement de Lionel Jospin, mais aussi par circulaire. Celle du 24 novembre 2009 précisait les conditions de régularisation pour les métiers dits « en tension ». En matière d’intégration, le PS annonce « un vrai contrat d’accueil et d’intégration… explicitant les droits et les devoirs » (programme PS, p. 21). Le contrat d’accueil et d’intégration de l’actuel gouvernement serait donc un faux contrat qu’il faudrait remplacer par un vrai. On aimerait savoir en quoi le vrai corrige le faux.
S’agissant de Nicolas Sarkozy qui a proposé un référendum et une réduction puissante du nombre d’entrants, propose-t-il une nouvelle rupture, idéologique et administrative, avec son premier quinquennat ? Quels effets pouvez-vous deviner, sur l’immigration et sur l’intégration ?
M. T. : Nicolas Sarkozy a cherché à réduire les flux, en limitant les conditions d’exercice des droits ouverts aux étrangers. En 2007, le gouvernement a essayé de faire passer une loi obligeant les adultes rejoignant un membre de famille à passer un test linguistique qui conditionnerait leur venue en France. Le débat parlementaire a dérivé vers un autre objectif – faciliter l’intégration – avec cours gratuits si nécessaire, sans obligation de résultat. Coup d’épée dans l’eau, pâle imitation de l’initiative prise par les Pays-Bas, pourtant suivis par l’Allemagne. Sans même évoquer les difficultés européennes, une grande incertitude pèse donc sur la possibilité de faire passer des lois plus restrictives lors des débats parlementaires en France. S’il veut réduire les flux familiaux, pourquoi Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas saisi l’opportunité offerte récemment par le lancement d’une consultation par la Commission (livret vert sur le regroupement familial du 15 novembre 2011) ? Pourquoi la France a-t-elle répondu ne pas être favorable à une révision du cadre actuel « qui pourrait toutefois être complété, sur plusieurs points, par des «lignes directrices » ? Nos voisins n’ont pas hésité à proposer des modifications. C’est le cas des Pays-Bas, qui souhaitent une nouvelle directive qui traiterait des flux familiaux dans leur ensemble, y compris ceux qui viennent rejoindre un national, et prendrait mieux en compte l’intérêt national. C’est aussi le cas de l’Allemagne qui souhaite que la directive admette explicitement la possibilité de conditionner le regroupement familial à la réussite aux tests linguistiques avant l’entrée.
Vous avez été sollicitée par Nicolas Sarkozy, à l’occasion d’un récent déjeuner. Sur la foi de son expression publique, jugez-vous qu’il a, sur l’immigration, les yeux grands ouverts ou grands fermés ? Avez-vous eu l’occasion d’échanger, directement ou indirectement, avec François Hollande ? Vos recherches lui ont-elles ouvert les yeux ?
M. T. : Je tiens à préciser que ce déjeuner a été l’unique fois où j’ai eu l’occasion de rencontrer Nicolas Sarkozy, du temps de sa présidence. Je ne peux donc être considérée, de près ou de loin, comme l’un de ses conseillers. Je n’ai jamais eu aucun échange avec François Hollande.
L’élection présidentielle n’est guère le moment d’un constat lucide et éclairé. Les candidats mettent en œuvre des stratégies susceptibles de les conduire (ou maintenir) au pouvoir. Point.
Ils ne peuvent guère tenir le langage de vérité qui consisterait à confesser l’impuissance à laquelle ils ont consenti. Dans ce contexte, j’ai du mal à faire le départ entre ce qui est le résultat d’une analyse des faits et d’une réelle volonté politique et ce qui relève d’une stratégie de circonstance. Les candidats nous dessinent une société à venir sans qu’on puisse deviner comment y parvenir. J’ai bien peur qu’en déclarant aux Français que « le droit de s’installer sur notre territoire fait partie de notre souveraineté » (Lettre aux Français, p. 8), Nicolas Sarkozy n’entretienne des désirs qu’il n’aura pas les moyens de satisfaire s’il est réélu, sauf à provoquer un grand chamboulement européen, hypothèse peu probable après avoir dépensé tant d’énergie à faire ratifier le traité de Lisbonne, malgré le résultat du référendum de 2005.