« La démocratie exclusive : un paradigme français »
Cette article est issu du blog de Sylvia Duverger
Liens vers les différentes parties du texte :
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« La démocratie exclusive : un paradigme français » (4)
Quatrième et dernière partie de « La démocratie exclusive : un paradigme français » de Geneviève Fraisse, qui a récemment publié La Fabrique du féminisme (2012) et À côté du genre (2010).
« La démocratie exclusive » a été publiée en 1997, dans le n° 82 de Pouvoirs, peu de temps avant que la parité ne fasse partie des dossiers dont Geneviève Fraisse s’est occupée en tant que déléguée interministérielle aux Droits des femmes (novembre 1997-novembre 1998) dans le Gouvernement de Lionel Jospin. Repris sous le titre d’ «Une démocratie exclusive » dans Les femmes et leur histoire (1998 et 2010, Folio histoire), ce texte est reproduit en intégralité sur Féministes en tous genres avec l’aimable autorisation des éditions Gallimard
« Les hommes gardent le plus jalousement possible le pouvoir », note du 8 juin 2012 qui figure ci-dessous, rappelle les circonstances de la rédaction de « La démocratie exclusive » et en souligne l’actualité, aujourd’hui, au lendemain du premier Gouvernement quasi paritaire de la Ve République, mais à la veille de législatives qui le sont encore bien peu paritaires [1].
POUVOIR DU SUJET
Reste à comprendre où se loge le politique dans cette affaire, ou encore comment se définit le pouvoir autrement que comme un mythe, un mot mythique. La distinction entre gouverner et représenter sert à affiner la compréhension des mécanismes d’exclusion des femmes du pouvoir, mais aussi à comprendre le pouvoir lui-même. Lasse sans doute d’entendre parler avec une grande généralité du pouvoir des hommes et de l’impuissance des femmes, il m’a semblé nécessaire de reprendre la question à sa base même, celle du pouvoir de l’individu moderne, du sujet citoyen. Rappelons-nous l’exigence des féministes des années 1830, qui demandaient au roi Louis-Philippe de ne plus être le roi de France, mais le roi des Français. Elles espéraient qu’ainsi les femmes deviendraient visibles.
L’individu moderne français a nécessairement plusieurs identités : il est homme ou femme, militant citoyen et travailleur salarié, enfant et/ou parent, mari ou femme, etc. L’individu moderne, défini progressivement par son autonomie, a le pouvoir d’être lui-même, de se « gouverner». C’est ainsi que je lis la construction moderne des espaces privé et public, à la suite de Rousseau : quand on parle de « séparation des sphères », il faut comprendre d’abord « séparation des gouvernements ». Cette idée, déjà évoquée plus haut, est examinée ici sous un éclairage différent, celui de l’autonomie de chacun, supposée par le gouvernement de soi. De ce point de vue, la modernité offre une situation inédite par rapport au modèle antique : on sépare deux sphères entre lesquelles l’individu circule. Pendant le temps de la mise en place de la démocratie exclusive, deux autres mouvements se dessinent, celui du droit civil et celui du travail salarié.
Depuis deux siècles, l’autonomie civile de la femme n’a cessé d’augmenter en son pouvoir d’être soi. Élisabeth Sledziewski montre que la Révolution crée le sujet civil plus que le sujet civique : la » capacité civile » des femmes est énoncée notamment à partir de la loi autorisant le divorce de 1792 [2]. Le Code napoléonien, dans sa volonté de mettre l’épouse en tutelle, a par ailleurs assuré l’égalité des frères et sœurs devant l’héritage. Bref, les droits civils des femmes, filles ou épouses auront progressivement deux caractères : celui de l’indépendance et celui de l’égalité; ils ne vont cesser d’augmenter de 1800 à aujourd’hui sur fond de la représentation de l’individu et de son autonomie. Anecdote emblématique : la loi sur le divorce de 1975, mettant le consentement mutuel (au plus loin de la «faute») au cœur du droit reprend enfin la radicalité de la loi de 1792 !
L’importante participation des femmes à l’espace public par le travail salarié est le deuxième mouvement de gouvernement de soi. Les Françaises sont remarquablement présentes comme travailleuses dès le début du XIXe siècle. Phénomène particulièrement important en France, déjà souligné dans les années 1900 et qui se confirme toujours aujourd’hui. Margaret Maruani parle même de «croissance spectaculaire de l’activité féminine» depuis 1960. Qui nierait que seule l’indépendance économique apporte une réelle autonomie ?
Le réel de l’épanouissement des droits civils des femmes et le réel de leur participation économique expriment la réalité de leur citoyenneté.
Être citoyen consiste à être un membre autonome de la société. Le pouvoir du citoyen est donc bien là aussi, dans la vie civile et dans la vie économique. Il paraît difficile de continuer à analyser l’inclusion politique des femmes sans ces deux dimensions de la citoyenneté; même si ces dernières sont loin de montrer des situations faciles : l’individu civil est, comme le dit Irène Théry, souvent pris par un « malaise dans la filiation», et les femmes ne vivent leur indépendance qu’au prix d’une double journée de travail. L’autonomie démocratique se paie d’un prix lourd pour les femmes. Mais dans aucun cas elles ne sont prêtes à y renoncer.
J’ajoute que seul ce réel peut s’affronter à l’emprise symbolique masculine du pouvoir. Pot de terre contre pot de fer, dira-t-on. À moins qu’à force de réel, civil et économique, les femmes n’induisent un doute quant à la pertinence de la symbolique masculine du pouvoir. Que peuvent-elles faire de plus dans l’écart entre une autonomie de chaque individu et une représentation politique dont la symbolique est masculine ? Elles peuvent peser du poids de la réalité économique et sociale. Il faut donc lier à nouveau ce que Rousseau avait délié, les deux moitiés de la république, le gouvernement domestique et le gouvernement politique. La vie des femmes est à la mesure de ce lien, elle se déploie d’une seule façon dans l’espace privé et dans l’espace public. Accepter cette image de la citoyenneté est certainement un lent processus à venir. Utopie du gouvernement de soi qui irait aussi avec le gouvernement d’autrui dans la famille comme dans la cité.
Utopie aussi alors que la parité; et ce sera ma conclusion. L’utopie n’est pas un mot négatif; il désigne cet horizon à partir de quoi le possible se pense. Mais ma version de la parité n’est pas très orthodoxe.
Partant de l’effet pratique de la parité joint au problème théorique de sa justification philosophique, j’ai proposé d’inverser une formule célèbre de Kant : « La parité est vraie en pratique et fausse en théorie. » En effet, autant l’idée de parité est un formidable révélateur de l’inégalité politique et de l’inégalité en général des sexes, autant cette idée ne me paraît pas pouvoir être fondée philosophiquement. On ne déduira jamais le politique du biologique. En revanche, le mouvement pour la parité s’inscrit de façon tout à fait passionnante dans l’histoire de ces deux derniers siècles. La parité est une idée mixte, mélange de deux courants politiques de l’époque contemporaine: par sa demande d’être énoncée comme une loi, cette idée relève de l’universalisme démocratique, donc d’une représentation de l’homme abstrait; par sa volonté de désigner visiblement les deux sexes de l’humanité, cette idée appartient à la tradition utopiste et révolutionnaire qui, depuis Fourier et les saintsimoniens, pense l’humanité dans sa réalité sexuée. La parité est au carrefour de ces deux courants politiques, et là est son utopie. Et la mienne : la parité est intéressante si elle signifie aussi parité économique, parité domestique. La parité veut le partage du pouvoir; or le pouvoir se partage partout, dans l’espace domestique, civil, économique, politique.
Si le pouvoir s’enracine à nouveau dans le réel au détriment de ses insignes symboliques, gouvernement et représentation seront enfin des fonctions modernes.
Geneviève Fraisse
1. Vous trouverez les parties précédentes de « La Démocratie exclusive : un paradigme français» ci-dessous
2. Élisabeth G. Sledziewski, Révolutions du sujet, Méridiens Klincksieck, 1989.
3. Margaret Maruani, « L’emploi féminin à l’ombre du chômage», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 115, décembre 1996.
4. Irène Théry a publié le dossier « Malaise dans la filiation», Esprit, décembre 1996.
Trois éléments de notre tradition vont alors compter pour évaluer l’histoire de l’exclusion des femmes : comment advient la démocratie après les années 1800, comment se pense la république chez les théoriciens politiques dès la fin de l’Ancien Régime, comment la monarchie française subsiste dans l’imaginaire du pouvoir politique. Trois éléments, comme trois sources, qui s’entrelacent et marquent la France d’une spécificité particulière : un événement fondateur de la démocratie, une théorie politique de la république, une survivance imaginaire de la règle monarchique. La démocratie s’appuie sur une image identitaire, de ressemblance et de similitude des individus entre eux. Le grand vertige des années 1800 est alors facile à comprendre : que faire de la différence des sexes si l’identique prévaut sur le différent ? La peur est existentielle: il est hors de question de supprimer la différence sexuelle en accordant aux femmes la même chose qu’aux hommes. La démocratie des droits de l’homme n’aura d’universel que l’habit, cachant des exclusions nécessaires à un état social et à un lien sexuel fondamental. La survie de l’amour est à ce prix: il faut bannir l’amitié et la rivalité qu’induirait la démocratie entre les sexes.
La démocratie suppose l’identique, la similitude, et elle la suppose pour tous, un par un. Devant cette radicalité, les hommes de l’aprèsRévolution reculent : sous la monarchie, quelques femmes brillantes ou émancipées n’induisaient nullement la généralisation de leur liberté conquise et de leur égalité virtuelle. En bref, sous l’Ancien Régime, une exception ne faisait pas règle. Au contraire, la démocratie implique que l’exception puisse faire règle, annonce la règle nouvelle. Ainsi, le mouvement virtuel de la démocratie allant de l’identique à l’égalité s’arrête devant la différence des sexes ; domination masculine oblige.
La république, en revanche, ne s’embarrasse pas d’une réflexion originale sur la différence des sexes. Tout est dit par Rousseau lorsqu’il voit les femmes comme « la précieuse moitié de la république » [1] dans un simple respect de la différence. Oui, les femmes sont partie prenante de la république, mais, justement, de façon exclusive : elles sont moitié, certes, et surtout précieuses. Leur prix est d’être les responsables de la fabrique des mœurs, et non des lois. Comme le sait tout un chacun, les mœurs se font d’abord à la maison, et les lois au-dehors de la maison, à l’Assemblée. Toutes les femmes font les mœurs, mais seulement quelques hommes font les lois. En clair, les femmes sont des citoyennes par leur fonction de mères éducatrices, mais elles laissent aux hommes la tâche symbolique de la loi et de la fonction représentative.
La représentation implique toujours une médiation; là est sa force symbolique première. Or la représentation est une figure nouvelle, moderne, de la res publica. La citoyenneté de notre monde contemporain se partage en effet entre participation à la chose publique et représentation de celle-ci. Le passage de la participation du citoyen à sa représentation est loin d’être évident et semble même un saut qualitatif plus que quantitatif. Voilà un élément d’exclusion des femmes important qu’il faut commenter.
G. Fraisse
Notes
1. Il s’agit de la deuxième partie d’ « Une démocratie exclusive » (1997) de Geneviève Fraisse, repris dans Les femmes et leur histoire en 1998, réédité en 2010 en collection Folio histoire, et reproduit ici avec l’aimable autorisation des éditions Gallimard.
Sur Féministes en tous genres, la note « Les hommes gardent le plus jalousement possible le pouvoir », du 8 juin 2012, rappelle les circonstances de la rédaction d’ « Une démocratie exclusive » et en souligne l’actualité, aujourd’hui, à la veille de législatives encore bien paritaires et au lendemain du premier Gouvernement « mathématiquement paritaire » de la Ve République. La première partie d’ « une Démocratie exclusive » figure dans la note précédant celle-ci.
2. Voir G. Fraisse, La raison des femmes, Paris, Plon, introduction et « La précieuse moitié de la république » in Jean-Jacques Rousseau le subversif, hors-série Le Monde, mai-juillet 2012, p. 86-87.
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La démocratie exclusive : un paradigme français (3)->http://feministesentousgenres.blogs.nouvelobs.com/archive/2012/06/08/la-democratie-exclusive-un-paradigme-francais-3.html]
SYMBOLIQUE
Pendant longtemps, il m’a semblé que la rupture révolutionnaire et l’avènement progressif de la république expliquaient bien la démocratie exclusive. De fait, le phénomène de l’exclusion au niveau de la participation à la citoyenneté se comprend par les mécanismes propres à la pensée démocratique et républicaine. Simple logique, bien entendu, d’un nouveau régime politique. Cette logique cependant relève d’un second niveau de lecture, celui de l’histoire longue de la domination masculine. Que celle-ci s’exerce en général n’exclut nullement qu’on en isole le fonctionnement au niveau des institutions politiques en particulier; ni même qu’on ne voie comment les systèmes politiques se superposent.
Cette analyse de l’enchevêtrement des représentations susceptible d’éclairer la forte persistance française à exclure les femmes de la vie politique me fut rendue nécessaire par le constat récent : cinquante ans de droit de vote n’avaient nullement modifié la faible participation des Françaises à la représentation politique.
Ce constat, en fait, était double : il montrait le paradoxe entre une réelle implication des femmes comme électrices, citoyennes semblables à tout citoyen, et l’absence des femmes dans l’espace de la représentation, du pouvoir exercé par quelques-uns. L’intérêt des femmes pour la chose publique n’entraînait donc nullement leur capacité à représenter le peuple et la nation, à exercer le pouvoir politique. Or rien dans les mécanismes d’exclusion propres à la démocratie ne permet de comprendre cette discordance entre la participation et la représentation des femmes dans la cité. Participer, c’est ne représenter que soi-même. Les femmes sont-elles assignées à une citoyenneté bornée ?
Le partage républicain entre les lois et les mœurs donne un certain éclairage explicatif. En effet, la fabrique des mœurs est le pouvoir accordé aux femmes face à la fabrique des lois, pouvoir des hommes. Deux pouvoirs distincts qui proviennent d’une tradition unique, au temps de la monarchie patriarcale, celle de la définition du « gouvernement » : le gouvernement politique et le gouvernement domestique sont deux formes de pouvoir qui se superposent, se complètent, se comparent sans cesse. Rousseau déclarera clairement qu’il faut les disjoindre et il est aisé de comprendre pourquoi : la modernité du gouvernement républicain tient à son caractère représentatif. Le pouvoir politique sera désormais divisé entre la fonction représentative er la fonction gouvernementale. Deux façons donc d’exercer le pouvoir, deux lieux où les femmes sont difficilement admises.
Mais il apparaît alors d’importantes nuances entre être élue pour représenter et être nommée pour gouverner. Disons rapidement que la marque symbolique n’est pas la même entre le fait d’être déléguéE par une partie du peuple ou de la nation et celui d’être nomméE pour une compétence ou par le fait du prince. Or les femmes ont toujours gouverné, rappelle Éliane Viennot [1], et le gouvernement domestique comme le gouvernement politique leur furent reconnus, même peu, même souvent contestés. Que l’on refuse que les femmes gouvernent ou qu’on leur dispute ce droit montre bien que le lien imaginaire entre femme et gouvernement est possible, pensable. Le gouvernement désigne l’exercice, la pratique du pouvoir, mais aussi la souveraineté, la puissance du pouvoir. C’est par là que s’introduit la force symbolique.
La représentation, quant à elle, n’est pas seulement l’exercice du pouvoir, mais l’expression symbolique du pouvoir. Et cette expression est double : par la médiation de la représentation entre représentés et représentant, et par la tâche même du représentant, à savoir, faire les lois. S’arrêter sur la marque symbolique du pouvoir est alors évidemment essentiel. Telle est la grande différence entre le fait de gouverner et celui de représenter : la symbolisation de celui qui a le pouvoir n’est pas la même.
Mais, dans les deux cas, il s’agit bien de pouvoir, et de pouvoir symbolique. Car il existe aussi une symbolique du gouvernement, c’est la souveraineté.
PARADIGME
La monarchie précède la république. Le concept central de la monarchie, outre sa souveraineté, est celui de gouvernement. En effet, dans une société patriarcale, gouvernement politique et gouvernement domestique se superposent comme deux images macro- et microscopique. La monarchie française joint à ce modèle deux caractéristiques spécifiques, elle est de droit divin et elle se transmet par les hommes. La monarchie de droit divin implique que le roi est, par le sacre, directement lié à la transcendance, à Dieu. Pouvoir symbolique s’il en est. A cela s’ajoute l’existence d’une loi devenue française, la loi salique, qui impose la transmission masculine du pouvoir. Cette loi n’est pas un principe de la monarchie, elle en est un mécanisme de fonctionnement. Loi couvrant d’abord l’ensemble de la transmission des biens, elle est invoquée ensuite pour éviter certaines alliances entre nations. Elle n’est pas un principe, elle est un instrument de la monarchie. Et pourtant son rôle, réel et imaginaire, est important pour conforter ]a symbolique masculine du pouvoir. Et le plus drôle, ou le plus remarquable, est que cette loi prend toute sa réalité empirique et légale au moment même de la Révolution, dans un décret d’octobre 1789, dans la première Constitution de 1791.
Loin alors d’identifier seulement la survivance d’un régime, la monarchie, dans un nouveau régime, la république, la loi salique soude l’histoire nationale dans la longue durée de l’histoire de la domination masculine. Mécanisme implicite, plus ou moins officiel sous la monarchie, il est clairement explicite ensuite, dans la Constitution de la Révolution comme dans le projet de Napoléon III pendant le Second Empire. Pourquoi s’étonner alors de cette persistance très française d’un pouvoir politique masculin, de cette rémanence d’une pratique de fief dans la république du XXe siècle ? Avec les conséquences que l’on sait: une image fortement masculinisée du pouvoir symbolique, que ce soit celui du gouvernement, de la représentation, de la souveraineté.
Mais restons précisE : si la tradition d’une passation du pouvoir masculin persiste, il ne faut pas nécessairement en déduire que nous sommes dans une société patriarcale. Les frères de la république ont pris le pas sur le père de la monarchie, malgré des persistances imaginaires. Nous sommes en « fratriarcat », dit Françoise Gaspard [3]
Ainsi se conjuguent, dans la construction du pouvoir masculin en politique, des éléments hétérogènes relevant de stratégies institutionnelles diverses. Telle est, à mes yeux, la généalogie de notre modernité politique. Généalogie dont la reconstruction indique une situation paradigmatique plutôt qu’une exception (face à une règle) ou une singularité (face à une généralité). Un paradigme n’est pas un modèle, mais il obéit à des règles de rationalité explicatives.
Si donc spécificité de la France il y a, ce serait d’offrir un paradigme pour comprendre la démocratie exclusive. L’histoire nationale se double dans le cas présent, d’une histoire emblématique : celle d’une rencontre entre un événement fondateur, la Révolution française, une pensée politique française de la république et une tradition monarchique forte.
Par là, la France me semble offrir une situation paradigmatique, plutôt que singulière et exceptionnelle. Paradigme veut dire situation exemplaire. La France n’est pas une exception, singularité politique isolée dans un vaste ensemble, singularité dont on clamerait la positivité avec satisfaction, ou avec masochisme. Mona Ozouf représente ce courant comparatiste [4].
Mais de quelle comparaison s’agit-il ? Celle d’un modèle dominant, l’histoire anglo-saxonne et ses normes explicatives, avec un non-modèle français, qui ferait exception? En clair, il me paraîtrait plus fécond de construire la comparaison entre un modèle anglo-saxon et un modèle français plutôt que de jouer l’exception française contre une norme venue d’ailleurs. Cela aurait immédiatement pour avantage d’approfondir le regard porté sur la France : la démocratie exclusive française n’est pas une exception singulière, mais un paradigme.
Car aucune norme ne vient d’ailleurs. Il faut se déprendre de tout jugement de valeur et éviter ainsi l’impasse sur l’enjeu signifiant, quel que soit le pays, celui de l’égalité politique des sexes. La France est exemplaire dans sa construction de l’exclusion des femmes; elle n’est pas un modèle que d’autres pays auraient importé, elle offre le type d’une construction raisonnée de l’exclusion ; qui peut avoir valeur explicative pour une autre situation nationale, qui peut servir d’hypothèse interprétative. Cela s’appelle un paradigme.
1. Troisième partie de « La démocratie exclusive : un paradigme français » (1997) de Geneviève Fraisse, repris sous le titre d’«Une démocratie exclusive » dans Les femmes et leur histoire en 1998, réédité en 2010 en collection Folio histoire, et reproduit ici avec l’aimable autorisation des éditions Gallimard.
Sur Féministes en tous genres, la note « Les hommes gardent le plus jalousement possible le pouvoir », du 8 juin 2012, rappelle les circonstances de la rédaction de cette analyse et en souligne l’actualité, aujourd’hui, à la veille de législatives encore bien peu paritaires et au lendemain du premier Gouvernement quasi paritaire de la Ve République. Vous trouverez les parties précédentes de « La Démocratie exclusive : un paradigme français» ci-dessous (ou en cliquant sur l’onglet Démocratie exclusive).
2. Cf. Éliane Viennot, « Les femmes d’État de l’Ancien Régime, un enjeu capital pour le partage du pouvoir en démocratie », in Éliane Viennot, dir., La Démocratie « à la française» ou les Femmes indêsirables, Cahiers du CEDREF, Paris-VII, 1996.
3. Françoise Gaspard, « Le fratriarcat: une spécificité française », Après-demain, journal mensuel de documentation politique, n° 80, janvier-février 1996.
4. Mona Ozouf, Les Mots des femmes. Essai sur la singularité française, Fayard, 1995. Ce livre est discuté dans la revue Le Débat, n°87, novembre décembre, avec des contributions de Bronislaw Baczko, Élisabeth Badinter, Lynn Hunt, Michelle Perret, Joan Scott et Mona Ozouf elle-même. Il est aussi analysé, remarquablement, dans son épistémologie politique par Eric Fassin in « The Purloincd Gcnder: American Feminism in the French Mirror » (http://scholar.google.fr/scholar_url?hl=fr&q=http://g…) et dans Le sexe politique, genre et sexualité au miroir transatlantique, Paris, éditions EHESS, 2009.
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Geneviève Fraisse: la démocratie exclusive demeure un paradigme français (1)->http://feministesentousgenres.blogs.nouvelobs.com/archive/2012/06/06/genevieve-fraisse-la-democratie-exclusive-demeure-un-paradig.html]
En 1997, Geneviève Fraisse consacrait un texte fort éclairant à la généalogie de l’absence de femmes dans les instances de pouvoir en France. Lorsqu’elle réfléchit aux raisons pour lesquelles il y a si peu de Françaises qui se voient investies des fonctions de gouverner et de représenter les citoyenNEs, Geneviève Fraisse ne s’est pas encore employée à ce que la parité devienne un principe constitutionnel. C’est peu de temps après avoir écrit ce texte pour le numéro de la revue Pouvoirs consacré aux Femmes en politique, que Geneviève Fraisse sera nommée déléguée interministérielle aux droits des femmes.
Il nous paraît des plus nécessaire de relire ce texte précisément aujourd’hui, à l’heure du premier gouvernement « mathématiquement paritaire » de la Ve république. Non seulement parce que ce gouvernement n’est que très imparfaitement paritaire: seul un ministère régalien est confié à une femme, et la plupart des directions de cabinet le sont à des hommes, mais en outre, l’analyse des discours politico-médiatiques tenus depuis la nomination de 17 femmes ministres atteste de ce que les Français continuent à avoir le plus grand mal à admettre que des femmes puissent exercer des fonctions de décision et de direction. Quant à la fonction de représentation – celle, élective, de députée, de sénatrice, de maire… -, les pourcentages amplement non paritaires prouvent qu’elle demeure un apanage masculin: l’Assemblée sortante compte moins de 19% de femmes et la nouvelle ne devrait pas atteindre les 30% d’élues [1].
« La démocratie exclusive » permet de prendre la mesure historique du sexisme institutionnel et du masculinisme d’Etat qui perdurent en France, en dépit de la loi sur la parité. S’il est un texte qui explique les raisons pour lesquelles l’on ne parviendra pas à l’égalité sans contraintes, ainsi que le déclare Geneviève Fraisse dans La Fabrique du féminisme (Le Passager clandestin, 2012), c’est bien celui-là. Or, rien de plus avéré que ce constat de désabusement, puisque quelque 12 ans après l’inscription de la parité au fronton de la Constitution, nous sommes toujours fort éloignées des parités politique, économique, domestique, linguistique et symbolique.
S. Duverger
La Démocratie exclusive : un paradigme français [2]
Pour parler de la démocratie française et de l’exclusion politique des femmes, deux vecteurs interviennent nécessairement: l’histoire, avec la comparaison athénienne, la géographie, avec le miroir des Etats-Unis. Nous rencontrerons l’un et l’autre de ces vecteurs.
Pour exposer les mécanismes de l’exclusion, comme de l’inclusion des femmes dans la vie politique, il faut accepter que l’histoire de la relation entre les hommes et les femmes ne soit pas une simple suite de contingences, il faut imaginer que l’histoire des deux sexes se construit avec de la pensée, de la volonté.
Pour interpréter ce paradoxe de la démocratie qu’est l’exclusion des femmes, il faut aussi laisser de côté l’histoire morale, celle qui rend compte de l’exclusion par le préjugé, psychologique ou social, les mœurs d’un pays ou les aléas d’une révolution. Si l’histoire des sexes appartient à l’histoire politique (d’aucuns en doutent encore), il faut donc accepter d’en travailler les logiques: les surprises de l’événement comme le poids des mœurs nationales sont des déterminations historiques; mais ce ne sont pas des raisons explicatives suffisantes.
Mon affirmation première est que l’exclusion des femmes de la démocratie fut mise en place de manière réfléchie. Cela ne signifie nullement qu’elle s’explique par l’application d’une théorie politique, renvoyant à un élément inhérent au système démocratique lui-même, par là même définitif. L’exclusion est plutôt un principe au sens d’un principe moteur, d’une dynamique [1]. Notre tâche est alors généalogique: non pas identifier une origine ou une source, mais comprendre la provenance de la situation actuelle à partir d’une mise en place ancienne.
Hystérie révolutionnaire des femmes, religiosité archaïque et réactionnaire, libertinage égalitaire, mixité salutaire à la république, machisme napoléonien, etc., tous ces éléments font les beaux jours de ce que j’appelle l’histoire morale; c’est intéressant mais insuffisant. De même faut-il aussi refuser les interprétations timides par trop de bienveillance. Ainsi, pour Pierre Rosanvallon, l’exclusion des femmes est bien un fait avéré (thèse qui suscitait encore des réticences à la fin des années 1980), mais ce fait s’interprète comme l’inachèvement d’une virtualité, de la potentialité démocratique [4]. L’inclusion est alors comprise dans la simplicité du déploiement de la dynamique démocratique. De même, pour Bronislaw Baczko, l’exclusion est une maladresse de la démocratie naissante progressivement corrigée, redressée par l’histoire contemporaine [5].
Mon propos est un peu autre: il indique le caractère déterminant de l’exclusion, l’aspect constitutif de cette exclusion dans la geste démocratique. Proposition d’analyse qui ne suppose pas une théorie délibérée de l’exclusion, mais bien cependant la reconnaissance d’une volonté politique, d’une décision.
Exclusive
Démocratie exclusive, sous-titre premier de Muse de la raison (1989), est intraduisible en anglais. Excluding, c’est-à-dire «excluante», ou exclusive, c’est-à-dire «sélectif», sont deux possibilités distinctes de traduction littérale. Ainsi je compris, à l’occasion de la parution de Muse de la raison en anglais, combien l’ambiguïté de l’adjectif «exclusive» était essentielle à la définition du rapport de la démocratie aux femmes citoyennes. Exclusif a bien un double sens et une démocratie exclusive désigne à la fois l’exclusion et le choix, l’exclusion par le choix.
Telle est la démocratie moderne: elle n’énonce pas l’exclusion, elle la fabrique, elle la produit de telle façon qu’elle se fasse sans se dire. L’article 8 du Code civil napoléonien affirme qu’est français celui qui jouit de l’ensemble de ses droits civils; il omet de dire que seuls les êtres de sexe masculin jouissent de l’ensemble de ces droits-là; par là même les femmes sont soustraites sans qu’aucun article du Code n’ait à ledire. La démocratie moderne est oublieuse. Entre ce qu’elle dit pour tous et ce qu’elle fait pour certains, elle perd le fil de sa cohérence. Ce lieu commun de la démocratie contemporaine mérite d’être rappelé ici, car il est la définition même de la démocratie exclusive.
Plusieurs catégories sont exclues de la citoyenneté première, et parmi elles, les femmes. En effet, contrairement à la démocratie antique, explicitement excluante, officiellement masculine, l’époque contemporaine exclut les femmes de la citoyenneté par une série de mécanismes internes à son fonctionnement. L’exclusion n’est pas un principe explicite mais une production implicite. Il y a bien cependant un écho entre la cité antique et la cité moderne.
Pour Nicole Loraux [5], la cité grecque s’est construite «sur» l’exclusion des femmes, défaite des femmes articulée à une victoire du féminin: l’exclusion n’a pas été pensée jusqu’au bout, dit-elle. Pour Joan Landes [6], l’espace public moderne s’est construit «contre» les femmes, espace dont elles ont été « expulsées »; ce que Jürgen Habermas, auquel elle répond dans son livre, a complètement ignoré. Pour Michèle Riot-Sarcey [7], la modernité reproduit une démocratie fondée « sur » les femmes mais, à la différence de la cité grecque, les féministes subvertissent cette extériorité. En bref, ces trois analyses se résument ainsi: les femmes sont en-dessous ou en-dehors de la démocratie.
L’exclusion est produite et non énoncée, fabriquée et non théorisée. C’est précisément ainsi que l’inclusion sera rendue possible par la démocratie elle-même, chaque mécanisme d’exclusion étant, au cours du XIXe et du XXe siècle, retourné en son contraire [8]; d’où une possible émancipation et un nécessaire féminisme. Les autres schémas de l’exclusion politique contemporaine ne permettent pas, à mes yeux, de comprendre cette évidente dialectique.
Pour ma part, l’exclusion moderne me semble s’être faite « avec » et « contre » les femmes, c’est-à-dire à l’intérieur même de l’espace démocratique. Les interprétations citées ne me paraissent donc pas adéquates à notre objet: «sur» signifie l’extériorité de la «classe des femmes», suppose cette extériorité dans sa nécessité, comme support externe à la cité; «contre» signifie l’intention délibérée d’exclure, le rejet pur et simple. En revanche, « avec » et « contre » explique que les femmes sont, d’un même mouvement, associées et dissociées du processus démocratique. D’où l’adjectif «exclusive» accolé à démocratie.
D’où ce premier constat, essentiel: il n’y a pas de modèle de l’exclusion politique des femmes dans l’espace démocratique. Si elles sont mises à l’extérieur de l’espace politique grec au même titre que d’autres catégories, les esclaves notamment, les femmes sont exclues de l’intérieur de la vie démocratique contemporaine. Telle est la démocratie exclusive: un refus de citoyenneté active dans un espace de citoyenneté générale passive. Contrairement à l’Antiquité, tous et toutes sont désormais nommés citoyens. Pas d’exclusion officielle déclarée donc, mais une série de mécanismes implicites à la pensée démocratique moderne.
Notes
[1] Ce texte, qui a paru en 1997 dans le numéro 82 de la revue Pouvoirs (Seuil), a été repris en 1998 dans Les femmes et leur histoire, qui a été réédité en 2010 par Gallimard (collection Folio histoire); nous le republions ici, en accès libre, avec l’aimable autorisation des éditions Gallimard. Le gras, destiné à mettre en évidence immédiate l’essentiel, ne figure pas dans l’édition Gallimard du texte.
La saisie du texte a été soumise à divers aléas: nous nous excusons pas avance de l’irrégularité des espaces et de la disparité de la mise en page, à laquelle il nous a été techniquement impossible de remédier.
[2] Pour la démonstration, je me permets de renvoyer à mes travaux, Muse de la raison. Démocratie et exclusion en France (1989), rééd. avec une postface, Gallimard, coll. Folio histoire, 1995 et La Raison des femmes, Plon, 1992. [S.Duverger: bien entendu, l’on ajoutera à ces références, celle décisive des Femmes et leur histoire (1998, 2010) ainsi que Les deux gouvernements: La famille et la cité (2000), Paris Gallimard, coll. Folio Histoire 2001]
[3] Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Gallimard,1992.
[4] Bronislaw Baczko, «Egalité et exclusions», Le Débat, n°87, novembre-décembre 1995.
[5] N. Loraux, Les enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris Maspero, 1981.
[6] Joan B. Landes, Women and the Public Sphere in the Age of the French Revolution, Ithaca and London, Cornell University Press, 1988.
[7] Michèle Riot-Sarcey, La Démocratie à l’épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir, 1830-1848, Paris, Albin Michel, 1994.
[8] Voir G. Fraisse, Muse de la raison, op. cit. et La Raison des femmes, Plon, 1992.
« Les hommes gardent le plus jalousement possible le pouvoir politique »
Avec l’aimable autorisation des éditions Gallimard, nous reproduirons dans les notes suivantes « Une démocratie exclusive », que Geneviève Fraisse écrit au printemps 1997, tandis que s’intensifie la mobilisation en faveur de la démocratie paritaire. La féministe chercheuse, philosophe et historienne, rédige « Une démocratie exclusive » environ six mois avant qu’elle ne soit nommée déléguée interministérielle aux droits des femmes et ne se saisisse dossier de la parité à bras le corps, mais sans que lui soit confié le pouvoir requis en pareille épineuse matière.
Où en sommes-nous 15 ans plus tard ? Certes, vient d’être nommé le premier Gouvernement de la Ve République qui soit du moins doté d’une façade paritaire. La France est dorénavant le deuxième pays européen en termes de parité ministérielle, mais le Sénat, à gauche depuis 2011, ne compte encore que 22, 1 % de sénatrices et dans l’Assemblée nationale sortante ne siégeaient que 18,5 % de députées. Il paraît très probable que l’Assemblée que nous nous apprêtons à élire ne comptera pas plus de 30 % de femmes – si elles atteignent ce pourcentage, il faudra considérer que c’est une victoire. Car, comme le souligne Mariette Sineau, qui comme Geneviève Fraisse est une spécialiste de cette question, pour la première fois depuis la loi de la parité promulguée en 2000, le nombre des candidates régresse : « selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, les femmes sont 40 % à briguer un siège de député, alors qu’elles étaient 41,6% en 2007 » (Le plus Nouvel Observateur, 5 juin 2012).
« Les hommes gardent le plus jalousement possible le pouvoir politique », observe Geneviève Fraisse dans Muse de la raison (p. 322) : le sexisme, subtil ou débridé, des commentaires entendus et lus ici ou là au sujet de la parité a amplement témoigné de la mauvaise volonté qu’ils continuent de mettre à se délester de leurs privilèges. Songeons ne serait-ce qu’aux incohérences aussi grossières qu’assumées de Jean-François Copé. En octobre 2009, il se disait « indigné » de constater que nous stagnions dans le combat pour l’égalité entre hommes et femmes, il se faisait l’ardent défenseur d’une loi qui, votée le 13 janvier 2011, finira par ne poursuivre qu’un objectif à atteindre en janvier 2017, de 40 % de femmes dans les conseils d’administration des entreprises et des établissements publics (universités exclues). Ce même Jean-François Copé qui déclarait en 2009 que « l’exemple viendra d’en haut », s’est contenté, le 21 mai dernier, de plaider coupable « avec regret » en tant que secrétaire général de l’UMP alors que son parti ne présente que 25, 7 % de candidates aux législatives. Sa plaidoirie vaut son pesant d’impensé sexiste avoué : « C’est un arbitrage que nous avons eu à rendre et qui était difficile dès lors que nous avions 317 députés sortants et qu’une bonne part d’entre eux se représentent ». Autrement dit, il est inconcevable de frustrer des hommes qui sont pourtant désireux de conserver le pouvoir au détriment du principe démocratique du partage du pouvoir avec leurs égales en dignité. Sous-entendu : le désir de pouvoir des premiers est plus légitime que celui des secondes, vouées à seconder les premiers aussi longtemps que la parité ne sera pas purement et simplement obligatoire plutôt que seulement incitative.
Le Sénat est passé de 5,6 % d’élues en 1998 à 10,6 % en 2001. En 2011, son taux de féminisation est de 22, 1 % ; il est donc plus élevé que celui de l’Assemblée nationale, qui est alors de 18, 5 %. Mais le taux de féminisation du Sénat en 2011 est quasiment identique à celui de 2008, qui était de 21,9%. En 2004, il y avait 16,9% de sénatrices et 12,3% de députées. L’on constate donc une très légère avancée paritaire.
Rappelons que les 577 députéEs qui composent l’Assemblée nationale sont éluEs au suffrage universel direct, dans le cadre d’un scrutin uninominal, pour un mandat de cinq ans, tandis que les 346 sénatrices et sénateurs sont éluEs pour 6 ans au suffrage indirect dans le cadre du département ; il s’agit d’un scrutin de liste, ce qui explique qu’il y ait un pourcentage plus élevé de sénatrices que de députées ; tous les trois ans, la moitié des sièges sénatoriaux est renouvelée.
La France est à ce jour au 69e rang mondial en termes de parité parlementaire, et au 17e rang européen (sur 27)… Si depuis la nomination du Gouvernement Ayrault, l’Observatoire de la parité a calculé qu’il y avait désormais 48,6 % de femmes au gouvernement, il faut en conclure que Geneviève Fraisse a décidément vu juste lorsqu’elle observe dans « Une démocratie exclusive » que les Français sont plus réticents encore à élire une femme, parce que cela suppose qu’ils la conçoivent comme pouvant les représenter, donc comme un être humain à part entière – une semblable, une frère, dirait Baudelaire s’il n’était si misogyne – qu’à reconnaître que certaines femmes exceptionnelles peuvent se voir confier par un homme – le Président, le Premier ministre… – la noble tâche de participer au Gouvernement de la nation. (Sur les dis-parités, l’on pourra consulter en complément, « Pas d’égalité, pas de paix ! », 10 mars 2012 http://feministesentousgenres.blogs.nouvelobs.com/laborat… ou cliquer sur l’onglet « laboratoire de l’égalité » ; et toujours sur Féministes en tous genres, « Parité vraie ou supposée, le 18 mai 2012 et « Dis-parités, 19 mai 2012, « Harcèlement sexuel : l’alliance des féministes et des ministres contre les Gérard Ducray », 2 juin 2012 ).
Etant donné cette auto- et co-optation fratriarcale qui continue de se pratiquer en tout lieu de pouvoir, il est temps, non seulement de nous souvenir de la provenance d’un principe paritaire inscrit dans la Constitution le 8 juillet 1999, mais de poursuivre l’enquête en amont, en lisant ou en relisant Geneviève Fraisse. Car il est devenu avec évidence urgent de comprendre pourquoi ce si juste principe est si peu suivi d’effets.
D’où et comment la domination masculine résiste et persiste-t-elle en France ? Telles sont les questions auxquelles « Une démocratie exclusive » fournit des réponses qui toutes persuadent que l’égalité ne se fabrique pas sans contraintes (La fabrique de l’histoire, p. 170).
« Une intellectuelle engagée dans la cité »
En novembre 1997, contre toute attente, Geneviève Fraisse se voit proposer la fonction de déléguée interministérielle aux droits des femmes. Après hésitation – il faut délaisser les bibliothèques – en tant qu’ « intellectuelle engagée dans la cité » (p. 143), elle accepte de faire son « service politique » (La Fabrique de l’histoire, p. 352), somme toute, par souci de cohérence.
Cette nomination la surprend en pleine recherche : en 1989, avait paru Muse de la raison, Démocratie et exclusion des femmes en France ; en 1998, paraîtra Les femmes et leur histoire. L’ouvrage s’achève par « Une démocratie exclusive », extrait du numéro 82 de la revue Pouvoirs intitulé Femmes en politique, où figurent aussi, de Mariette Sineau, « Les femmes politiques sous la cinquième République à la recherche d’une légitimité électorale » et de Françoise Gaspard, « La parité, pourquoi pas ? ». Françoise Gaspard dont il ne faut pas oublier qu’elle a été l’une de celles qui ont formulé, dès 1992, l’impérieuse nécessité de la parité, pour que les femmes entrent enfin dans l’universel, et la tête la première, en quelque sorte. Enfin, en 2000 – Geneviève Fraisse est remerciée en novembre 1998 (La Fabrique de l’histoire, p.136-144)–, paraissent Les deux gouvernements : la famille et la cité.
Rousseau subversif ou Rousseau fautif ?
Muse de la raison, Les femmes et leur histoire et Les deux gouvernements pensent à la croisée de l’histoire et de la philosophie : l’histoire de la démocratie est on ne peut plus étroitement liée à celle de la philosophie. Ils éclairent et méditent les stratégies à la fois discursives et politiques déployées par les hommes pour dénier, en droits et en faits, l’égalité des femmes, depuis la Révolution française et la mise à mort d’Olympe de Gouges, auteure de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne et écrivaine bien davantage à son gré que demi-mondaine (La fabrique de l’histoire, p. 252-255).
Parmi ces stratèges opiniâtres à défendre leurs privilèges, seulEs s’étonneront de trouver Rousseau ceux et celles qui sont passéEs maîtres et maîtresses dans l’art paradoxal de ne pas savoir ou de ne pas vouloir lire.
Rousseau, dont le tricentenaire est aujourd’hui fêté, faisait référence révolutionnaire. Dans le Hors-Série que lui consacre Le Monde, la dédicace de Robespierre « aux mânes de Jean-Jacques Rousseau » rend hommage à l’« éloquence mâle et probe » du « précepteur du genre humain » (p. 94).
Or cette éloquence « mâle » est bel et bien phallocratique et « le précepteur du genre humain » estime d’ailleurs nécessaire de n’instruire les femmes que de leur devoir de plaire à leur seul époux. Rien de plus symptomatique, donc, que Rousseau continue d’être qualifié de « subversif » – c’est le titre même du hors-série du Monde qui a paru le mois dernier. Car Rousseau s’est employé à légitimer la subordination des femmes, leur renfermement au sein du foyer et leur dévouement au bonheur… des autres !
Mais il semble que seule Geneviève Fraisse ose ici et aujourd’hui la dissonance : Rousseau, rappelle-t-elle, dans cet hors-série bien peu féministe-friendly, estimait que « le pouvoir ne se partage pas entre les sexes » et « l’égalité des sexes dans la famille est un sérieux danger », dont il prémunit en refusant aux femmes toute possibilité de gouverner et de représenter leurs citoyens. Le détour par un mot valise anglophile n’a rien de hasardeux : si en France, il n’y a guère que Sarah Kofman et Geneviève Fraisse pour avoir épinglé les contradictions de Rousseau, bien des travaux anglophones éviteraient aux Français de s’enfumer aux encensements compulsifs.
Mais en attendant que ces travaux soient traduits, à cet égard aussi l’on lira avec fruit « Une démocratie exclusive », car Rousseau est partie prenante et pensante de la démocratie exclusive, qui veille à empêcher les femmes d’accéder aux fonctions politiques de gouvernement ou de représentation sans les leur interdire explicitement.
Or, faut-il le rappeler ?, de la démocratie exclusive, nous ne sommes pas vraiment sortiEs, car force est de constater, que «l’article 4 de la Constitution, engageant les partis politiques à contribuer à la mise en œuvre de l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats politiques, n’a pas conduit à changer les pratiques en profondeur. » (Observatoire de la parité, Les modes de scrutin et la parité entre les hommes et les femmes, septembre 2011). Qui doute encore que Vincent Giret n’ait raison lorsqu’il conclut que « seul un volontarisme effréné et persistant dans la durée permettra un jour à la France de réussir cette révolution qu’elle se refuse encore à accomplir » (Libération, 30 mai 2011) ? Aucune des lectrices ni des lecteurs d’ « Une démocratie exclusive », que nous republions dans les notes suivantes, et de La Fabrique de l’histoire.
Repères chronologiques
Le 2 juin 1997, Jacques Chirac nomme Lionel Jospin Premier Ministre.
4 Juin 1997 : Gouvernement Jospin ; il n’y a pas de ministère des droits des femmes. Martine Aubry est ministre de l’Emploi et de la Solidarité, et elle est théoriquement en charge des droits des femmes ; mais il semble qu’elle considère qu’il s’agit d’une question secondaire. La féministe et chercheuse Marie Victoire Louis soulignera combien le Gouvernement de Jospin aura en réalité laissé peu de moyens de défendre les droits des femmes.
Novembre 1997-novembre 1998 : Geneviève Fraisse est déléguée interministérielle aux Droits des femmes.
Le 8 juillet 1999, la loi constitutionnelle n° 99-569 « relative à l’égalité entre les femmes et les hommes » inscrit le principe de parité dans la Constitution et entraîne la révision de la Constitution de 1958, qui dispose désormais dans son article 3 : « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives » et prévoit, dans son article 4 que les partis doivent « contribuer à la mise en œuvre » de l’égalité politique des femmes et des hommes.
Le 6 juin 2000, la loi n°2000-493 tendant à favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives est votée ; elle est qualifiée de « loi sur la parité », mais elle ne concerne en fait que les scrutins de liste. Elle pénalise les partis politiques ne respectant pas le principe paritaire dans l’établissement de leur liste de candidatEs : leur financement public est diminué de la moitié de l’écart entre le nombre de candidates et celui de candidats aux élections législatives.
Elle porte les signatures, notamment, de Jacques Chirac, Président de la République, de Lionel Jospin, Premier ministre, de Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité, de Nicole Péry, Secrétaire d’Etat aux droits des femmes et à la formation professionnelle.
Le 31 janvier 2007, est promulguée la loi n° 2007-128 « tendant à promouvoir l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». Elle accroît les sanctions financières en cas de non-respect du principe paritaire lors des élections législatives, établissant une pénalité de 75 % de l’écart à la moyenne ; elle instaure une obligation de parité dans les régions, les départements et les mairies (d’au moins 3 500 habitants).
Elle porte les signatures, notamment, de Jacques Chirac, Président de la république, de Dominique de Villepin, Premier ministre et de Catherine Vautrin, ministre déléguée à la cohésion sociale et à la parité.
Le 23 juillet 2008 : Le principe de parité est inscrit dans l’article 1 de la Constitution, qui précise désormais que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales ».
La loi n°2009-526 du 12 mai 2009, modifie l’article 16 de la loi du 6 juin 2000, qui précise désormais, non pas seulement qu’un rapport d’évaluation est présenté par le Gouvernement au Parlement tous les trois ans (à partir de 2002) et qu’il « comprend une étude détaillée de l’évolution de la féminisation des élections cantonales, des élections sénatoriales et municipales non concernées par la loi, des organes délibérants des structures intercommunales et des exécutifs locaux », mais en outre « une présentation des actions entreprises en faveur de la parité politique, et plus particulièrement des campagnes institutionnelles visant à promouvoir la parité et le développement de la citoyenneté ».
Bibliographie
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G. Fraisse, La fabrique du féminisme, Le Passager clandestin, 2012
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G. Fraisse, Les femmes et leur histoire (1998), Paris, Gallimard, coll. Folio histoire, 2010
G. Fraisse, Muse de la raison, démocratie et exclusion des femmes en France (1989), Paris, Gallimard, coll. Folio histoire, 1995
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