Le pouvoir vient de la grue : justice ordinaire et histoires spectaculaires
Le pouvoir vient de la grue : justice ordinaire et histoires spectaculaires
Retour sur la fausse cause des pères privés d’enfants par Aurélie Fillod-Chabaud, 23 février 2013
Vendredi 15 février, Serge Charnay, un homme d’une quarantaine d’années, monte sur une grue à Nantes pour « se faire entendre ». Il s’entoure de plusieurs banderoles indiquant son appartenance à l’association « SVP papa », précisant qu’il n’a pas vu son fils Benoit depuis 2 ans, et dit vouloir « sauver [ses] enfants de la justice ». Trois jours plus tard, après une rencontre entre les associations de pères et les ministres de la justice et de la famille, le père descend de sa grue.
Les questions relatives à la justice familiale ainsi qu’à l’égalité du travail parental post-conjugal semblent jusque là posées de manière assez maladroite. Dès lors, plutôt que de nous demander pourquoi les pères n’ont pas la garde de leurs enfants après le divorce, demandons-nous s’ils la réclament. Plutôt que de voir dans cet événement un acte « désespéré » chargé de « souffrance », demandons-nous pourquoi ces actions « chocs » et temporaires sont préférées aux actions de fond, sur le long terme. Enfin, plutôt que de promettre à ces pères en altitude de refaire passer leur dossiers en justice, demandons-nous si la justice aux affaires familiales est à l’origine de la rupture du lien parental.
Confrontons-nous d’abord à la guerre des chiffres. Les associations de pères se saisissent de statistiques produites par des instances nationales « légitimes », telles que l’INED, pour accuser l’institution judiciaire d’organiser la dissolution du lien parental. Le fameux « 2 millions d’enfants privés de pères » est en effet issu d’une étude de l’INED publiée en 1999 qui affirmait alors, qu’en 1994, 2 millions de mineurs ne vivaient qu’avec un de leurs parents.
Durant la matinale du 18 février sur Europe 1, Bruce Toussaint mettait la ministre déléguée à la famille face à une réalité statistique indéniable : plus de 70% des mères ont la résidence de leurs enfants. Ce que la ministre a oublié de préciser dans sa réponse très hasardeuse sur l’échec de la mise en place de la médiation familiale en France, c’est que ce pourcentage n’est en aucun cas lié à un jugement arbitraire du juge mais bien à un accord des deux parents. Les statistiques judiciaires démontrent en effet que la question de la résidence des enfants, mais également celle du droit de visite et d’hébergement du parent non gardien, sont très peu conflictuelles, contrairement à celle sur les pensions alimentaires.
Ainsi, lorsque les parents judiciarisent leur séparation – les parents non mariés, représentant plus de la moitié des parents français, ne sont pas tenus de le faire – seuls 2% des divorces et 6% des séparations [1] se soldent par un désaccord sur la résidence des enfants, obligeant le juge à statuer selon l’intérêt de l’enfant. Dans ce dernier cas, le juge reconduit la résidence chez la mère de manière moins importante que lorsqu’il y a accord des parents (entre 65% et 69% des procédures) et se prononce plus souvent pour la résidence paternelle (entre 17% et 26% des procédures, contre 7 à 8% en cas d’accord). Enfin, la résidence alternée est adoptée dans environ 10% des procédure contre 6% à 12% quand les parents sont d’accords, selon qu’ils soient séparés ou divorcés.
Comment une catégorie statistique si infime peut-elle être surreprésentée à ce point par des associations ?
Celles-ci ont tout d’abord la particularité de s’adresser non pas à la « catégorie » croissante de « pères divorcés », comme elles voudraient le faire croire, mais à une infime minorité de pères qui demandent à avoir leurs enfants en résidence principale ou alternée et ne l’obtiennent pas. Généralement issus de classes supérieures, dotés d’un capital intellectuel et économique important, ces pères intègrent des associations telles que SOS papa pour se faire aider durant leur procédure, pour la plupart. Seuls quelques uns se prêtent au jeu du « lobbying » auprès des pouvoirs publics, mais de manière temporaire et peu rigoureuse.
Ces associations développent par ailleurs une rhétorique et des modes d’action collective fondés sur une temporalité discontinue et spectaculaire. Qu’il s’agisse de propositions de loi [2] mobilisant un cadre argumentaire psychologisant et fondé sur des statistiques inexactes, ou qu’il s’agisse de manifestations de rue le jour de la fête des pères, ces associations ont tout intérêt à ne pas inscrire leur action dans la continuité.
Pourquoi ?
Premièrement, parce que la revendication temporaire d’une égalité de prise en charge éducative entre père et mère n’implique en aucun cas la remise en cause de la division du travail parental sur un temps long, avant ou après la séparation du couple.
Deuxièmement, parce que plutôt que d’assumer une prise en charge quotidienne des enfants, c’est surtout dans la revendication de cette prise en charge que ces pères se complaisent : brandissant une banderole avec le nom de son enfant durant quelques minutes à la télévision, ces pères deviennent bien plus héroïques que la mère de leurs enfants, qui assume quant à elle une charge quotidienne et routinisée, inscrite dans l’ordinaire et non l’extra-ordinaire.
Troisièmement parce que, en sus de la convocation erronée de statistiques judiciaires, la mobilisation d’une histoire extraordinaire extrêmement conflictuelle et très judiciarisée sert plus la cause des pères en terme de capital sympathie. Les medias relaient leur parole – et par la même permettent une augmentation considérable du nombre d’adhésions – les politiques reçoivent les associations en interrogeant sans grande conviction les outils de régulation judiciaire et l’opinion publique s’émeut face à ces pères « privés » d’enfants.
Enfin, parce qu’en marge de la massification des séparations conjugales et du traitement ordinaire de la justice familiale de ces séparations, l’aspect spectaculaire de cet événement permet de ne pas se poser la question suivante : pourquoi pères et mères s’entendent-ils pour que, aussi bien avant qu’après la désunion du couple, les mères restent les principales garantes des enfants ? Plutôt que de s’engager vers une remise en cause profonde de l’ordre sexué, le pouvoir de la grue semble parfaitement s’accommoder de celui déjà en place.
Aurélie Fillod-Chabaud est doctorante en sociologie à l’Institut Universitaire Européen.
Extrait du site : « Les mots sont importants »
Notes
[1] L.Chaussebourg et D.Baux, L’exercice de l’autorité parentale après le divorce ou la séparation des parents non mariés, Rapport pour le Secrétariat général, Direction de l’Administration générale et de l’Équipement, Sous-direction de la Statistique, des Études et de la Documentation, Ministère de la Justice, Octobre 2007.
[2] N° 1531 du 18 mars 2009 et n° 309 du 24 octobre 2012, visant à instaurer la résidence alternée par défaut.