Un féminisme islamique ?
« Un féminisme islamique ? » Chahla Chafiq
Après le 8 mars, le féminisme islamique fait encore parler de lui et couler de l’encre. Des colloques sont organisés pour le promouvoir ; des tribunes sont écrites pour le faire découvrir. Une réflexion critique doit cependant être menée, tant ce sujet semble facilement conquérir les esprits, cherchant à sortir des images stéréotypées de l’islam et des musulman-es. Des questions souvent posées à ce propos traduisent cet espoir. Le féminisme islamique présente-t-il une voie authentique de la lutte des femmes musulmanes pour l’accès aux droits ? Elève-t-il un double étendard contre les visions racistes qui propagent la haine de l’islam et celles qui répandent des interprétations misogynes et rétrogrades ? Ou bien au contraire va-t-il dans le sens de l’idéologisation de l’islam et rentre par ce biais dans la même voie que l’islamisme ? Ne propage-t-il pas les mêmes leurres que l’islamisme ?
Les théorisations sur le féminisme islamique apparaissent dans le champ académique des recherches sur le genre, au milieu des années 1990, en Occident. L’expérience iranienne a fortement inspiré ces théorisations. Déjà, à la fin de l’année 1980, la révolution iranienne contre la dictature du chah avait introduit sur la scène internationale des notions inédites telles que révolution islamique ou république islamique qui avaient enchanté les intellectuels du monde entier par l’articulation innovante entre la tradition religieuse et la modernité. La figure des femmes islamistes révolutionnaires cristallisait les rêves de l’islamisme émancipateur. Des femmes leaders islamistes : Ces femmes voilées n’étaient pas enfermées dans les foyers et soumises au silence. Au contraire, elles se présentaient comme des actrices de la construction de la société juste et saine promise par l’islamisme. Elles étaient des soldates du Hezbollah (Parti de Dieu), titre par lequel Khomeyni labélisait les activités des groupes et organisations islamistes qui contribuaient efficacement à la répression de l’opposition séculière et de la société civile et constituaient un des piliers de la consolidation du régime islamiste.
La figure de ces femmes inspira à Halleh Afshar, professeure en « studies of women, gender and sexuality » en Angleterre, le concept de féminisme fondamentaliste. Sans se soucier des issues politiques et socioculturelles de ce fameux fondamentalisme qui animait ces femmes, la chercheuse leur attribua le titre de féminisme parce qu’elles disaient haut et fort leurs désirs et quittaient les foyers pour devenir des actrices sociopolitiques. Des femmes leaders islamistes se voyaient ainsi appelées féministes alors même qu’elles portaient des critiques virulentes à l’encontre du féminisme en tant que modèle occidental qui, par la défense de l’autonomie des femmes, disloquerait les liens familiaux et sociaux et contribuerait à l’aliénation des êtres humains et à la détérioration de la société.
Plus tard, à la fin des années 1980, une partie considérable de ces femmes islamistes, confrontées aux conséquences néfastes des discriminations sacralisées par la charia (dont la polygamie, la répudiation, les droits inférieurs des femmes dans la garde des enfants et l’héritage, etc.) élevèrent la voix pour réclamer des réformes. Elles inspirèrent cette fois la fabrication du concept de féminisme islamique aux chercheurs universitaires, dont l’historienne Margot Badran et l’anthropologue Ziba Mirhosseini. Cette notion n’eut aucune difficulté à se propager dans le milieu des études sur le genre, alors que, sur le terrain, les revendications de réformes de la charia au sein du régime islamiste iranien se trouvaient déjà dans une impasse tout à fait visible.
Aussi, de nouvelles générations de féministes iraniennes lancèrent, en 2006, la campagne « changement pour l’égalité » visant à recueillir un million de signatures pour l’abrogation de toutes les lois discriminatoires envers les femmes en référence aux conventions internationales fondées sur les valeurs universelles (l’Iran reste parmi les signataires).
La leçon de l’expérience iranienne se cristallise clairement dans cette campagne féministe dont les membres ont subi, comme tous les défenseurs des droits humains en Iran, une répression implacable : les droits des femmes, comme les droits humains, s’enracinent dans les valeurs universelles. Leur ethnicisation, sous prétexte d’une identité nationale, ethnique et religieuse, ne peut que les restreindre au détriment de l’accès des femmes à l’autonomie.
Les revendications de réforme de la charia : Pourtant, le concept de féminisme islamique continue à animer les milieux de la recherche et engendre même des perspectives d’une mobilisation internationale en profitant du soutien des universités et de divers organismes qui s’enthousiasment dans le soutien de ce qu’ils pensent être une nouvelle voie de libération des musulmans. A cette fin, les intéressés regroupent toutes les luttes des femmes musulmanes et toutes les revendications de réforme de la charia (notamment en ce qui concerne l’homosexualité) sous l’étiquette de féminisme islamique. Cela alors qu’un simple regard sur l’histoire des luttes pour l’accès aux droits démocratiques dans les pays islamiques montre que des démarches de relecture des enseignements islamiques ont toujours existé, mais que les féministes ne se sont jamais cantonnées à ces démarches ni n’en ont élaboré une doctrine populiste afin de trouver une voie de libération qui serait adaptée aux souhaits du peuple musulman. Rappelons par exemple que les réformes d’Habib Bourguiba (1903-2000) en Tunisie en matière de droits des femmes étaient fondées sur une interprétation progressiste de l’islam.
Les féministes tunisiennes avaient salué ces réformes, tout en soulignant leurs limites (notamment en matière d’égalité dans l’héritage) qui se justifiaient en référence à l’identité islamique, alors que la loi constitutionnelle du pays affirmait l’égalité des citoyens.
Cette contradiction traverse, et souvent de manière plus importante que sous la Tunisie de Bourguiba, un nombre important de pays islamiques qui connaissent un processus de modernisation sans que l’Etat modernisateur assume la modernité politique et ses principes démocratiques. En instrumentalisant la religion comme le ciment de l’identité collective, l’autoritarisme refuse les valeurs démocratiques (en prétextant qu’elles viennent de l’Occident). Il soutient ainsi une modernité mutilée qui bloque les réformes et renforce de manière explosive les crises culturelles dues au passage de la tradition à la modernité.
Dans ce contexte aggravé par une corruption générée par la dictature et les injustices, l’islamisme se présente comme une alternative politique capable de mobiliser, et ce d’autant plus qu’il profite des moyens que la légitimité de l’institution religieuse lui offre. Il prône ainsi un retour à l’islam pour la construction d’une société idéale qui offrirait aux hommes et aux femmes une place digne dans une société juste et saine. Présenté comme une identité globale et globalisante, l’islam détermine alors à la fois le passé, le présent et l’avenir de la communauté fantasmée comme une oumma unifiée. L’autonomie individuelle est soumise aux diktats islamistes (qui se disent les garants de l’oumma) et les principes d’égalité et de liberté sont niés au nom du sacré.
La théorie du féminisme islamique, en faisant de l’islam la source et l’horizon de la praxis féministe, projette, au-delà de la volonté de ses concepteurs et de ses défenseurs, un islam essentialisé qui croise parfaitement les objectifs de l’islamisme et va à l’encontre de l’autonomie créatrice projetée par le féminisme. En créant une étiquette identitaire, il renvoie les féministes qui agissent depuis des décennies dans des pays islamiques dans la case des non-authentiques.
Là où l’avenir des droits démocratiques dépend du rapport de forces entre les islamistes et les défenseurs de la démocratie séculière, ces aspects agissent en défaveur des causes féministes. Et, dans le contexte français où la séparation entre l’Eglise et l’Etat présente une garantie majeure des droits démocratiques, il est grand temps de réfléchir sérieusement à une articulation entre la laïcité, le féminisme et les droits des homosexuels. Les débats sur le mariage pour tous nous le rappellent vivement.
(Article paru dans le journal Le Monde, mars 2013)
Etudiante et militante de gauche lors de la révolution iranienne de 1979, Chahla Chafiq s’exile en France après trois ans de pouvoir islamiste. Elle est écrivain et sociologue. Elle a notamment publié : « Islam politique, sexe et genre. A la lumière de l’expérience iranienne » (PUF, 2011), « Chemins et brouillard » (Métropolis, 2005), « Le Nouvel Homme islamiste-Les prisons politique en Iran » (Editions Le Félin, 2002). « Femmes sous le voile face à la loi islamique » (Editions Le Félin, 1995).