« La résistance des exilées syriennes sur les ondes »

« La résistance des exilées syriennes sur les ondes »

« La résistance des exilées syriennes sur les ondes »

Par Rebecca Benhamou, envoyée spéciale à Gaziantep (Syrie)

Les Syriennes réfugiées en Turquie sont en première ligne dans le combat pour la liberté. Elles s’opposent pacifiquement au régime de Bachar el-Assad. Leurs armes: une radio et un magazine féminin.

Un après-midi glacé de février, dans un appartement reconverti en studio de radio. Il est 14 h 55 à Gaziantep, dans le sud-ouest de la Turquie. Dans cinq minutes, l’équipe de Hawa Smart va réaliser son deuxième flash de la journée. Au rez de-chaussée, la pièce principale est plongée dans des effluves entêtants de tabac et d’eau de Cologne. Mais Zoya Bustan, la chef des informations, insiste pour nous faire visiter les lieux. A l’étage, entre deux bureaux, quelques tapis sont disposés en quinconce sur le sol. « Quand nos équipes reviennent de Syrie, elles dorment ici », dit-elle en montrant du doigt l’un des journalistes assoupis. « Il s’est couché à 7 heures, ce matin. » Pendant ce temps, une jeune recrue fait des essais de voix dans le studio, sous le regard attentif des deux ingénieurs du son. Zoya Bustan fait signe au présentateur de s’asseoir à côté d’elle. Le direct va commencer. Ces journalistes travaillent pour Hawa Smart (Syrian Media Action Revolution Team), un collectif médiatique qui regroupe quatre stations de radio, douze magazines, ainsi qu’une agence de presse et de production vidéo. Ils s’appuient sur 2 000 activistes en Syrie et une soixantaine en Turquie.

Les programmes se concentrent sur les informations militaires, économiques et pratiques. Comment se déplacer d’un point A à un point B en évitant les snipers ? Où sont situés les checkpoints de l’armée ? Comment se nourrir quand les denrées alimentaires se font rares ? L’équipe éditoriale tente de répondre quotidiennement à ces questions d’urgence. Hawa Smart est le seul groupe médiatique pro-révolution qui parvient à émettre sur près de 80% du territoire syrien. Mais 20% des émetteurs installés clandestinement sont soit perdus, endommagés, soit détruits par le régime. En attendant la fin du flash, on se réunit dans la cuisine, on boit du çai, le thé traditionnel turc, et du maté, une boisson originaire d’Argentine, consommée par les Alaouites dans les régions montagneuses de Syrie.

A ce jour, il y aurait plus de 250 000 réfugiés à Gaziantep. Surnommée « le hub », cette ville frontalière est devenue en deux ans le centre névralgique des opposants à Bachar el-Assad. Si la plupart des activistes en Syrie sont des hommes, côté Turquie, la moitié des journalistes sont des femmes, dont plusieurs occupent des postes de direction. « Notre révolution à nous ne se fera pas par les armes, mais sur les ondes, sans distinction entre les sexes », déclare fièrement Zoya Bustan. Car, à Hawa Smart, l’égalité hommes-femmes fait partie des principes clefs de la charte morale, signée par tous les employés et bénévoles du groupe. Leurs engagements ? La justice sociale, le respect des droits de l’homme et la construction d’un Etat démocratique et pluriel.

Ce mois-ci, le premier magazine féminin de la révolution a vu le jour. Produit en Turquie et distribué en Syrie, Sayyedet Souria (« Les femmes de Syrie », en arabe) s’adresse surtout aux femmes qui vivent dans les régions contrôlées par le régime. « Il existe quelques publications féminines en Syrie, mais elles tendent à confiner les femmes dans leurs maisons et à renforcer les normes d’une société patriarcale » explique Yasmeen Merï, directrice de la rédaction. « Dans ce magazine, nous voulons bousculer les moeurs et construire un pont entre les Syriennes de l’intérieur et celles de l’extérieur ». Et ce pont a déjà attiré l’attention de quelques militantes du monde arabo-musulman, telle Tawakkul Karman – Prix Nobel de la paix en 2011 et militante pour les droits des femmes au Yémen -, qui signera une tribune dans le prochain numéro. L’équipe éditoriale se veut aussi avant-gardiste. Elle réfléchit d’ores et déjà à l’ère post-Assad. Sa crainte ? Voir les droits des femmes régresser après la révolution, comme c’est le cas en Egypte et en Tunisie. « C’est une possibilité », admet Inaam Charaf, directrice de communication et de traduction du magazine. « Il est difficile de se projeter dans l’avenir, mais nous restons optimistes, et c’est pourquoi nous lançons un magazine en temps de guerre. Cela prendra du temps de voir la Syrie de nos rêves, mais nous l’aurons », ajoute-t-elle.

Selon le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), les femmes représentent plus de la moitié des deux millions d’exilés syriens et sont les premières victimes de la guerre civile. C’est en partie pour cela que Caroline Ayoub, activiste syrienne en exil et fondatrice de la radio SouriaLi (« Ma Syrie », en arabe) à Marseille, a décidé de rejoindre le réseau Hawa Smart.

« Sans les femmes, la révolution n’aurait pas tenu deux mois »

Deux fois par semaine, le groupe diffuse une émission pour les femmes produite par SouriaLi. « Sans les femmes, la révolution n’aurait pas tenu deux mois », affirme la militante. « Cette insurrection, je l’ai vécue dans ma chair. Non pas avec des armes, mais en soutenant la société civile depuis le tout premier jour. » Au début de la guerre, Caroline Ayoub travaillait dans le secteur humanitaire à Damas. Accusée de « terrorisme », elle a été arrêtée dans un café de la capitale par les moukhabarat – les services de renseignements syriens – pour avoir distribué des oeufs de Pâques à des enfants et prôné la tolérance religieuse entre chrétiens et musulmans.

« J’ai passé un mois dans un centre de détention, enfermée dans une pièce plongée dans le noir, si petite que je ne pouvais pas me tenir debout. Je passais mes journées à entendre les tortures dans la pièce à côté » raconte-t-elle. Alors elle a pris la décision de partir. Pour Zoya Bustan, ancienne présentatrice de la télévision d’Etat syrienne, l’exil est passé par le Liban, la Jordanie et enfin la Turquie. Auparavant, son mari et elle ont été placés en résidence surveillée à Damas pendant un an et demi. « En tant que journalistes et opposants, nous sommes très vite devenus la cible du régime. Certains de mes collègues sont encore en prison, d’autres sont morts derrière les barreaux », dit-elle avec amertume. Si le périple a été long avant d’arriver à Gaziantep, Zoya Bustan explique que la Turquie est de loin le pays le plus accueillant pour les réfugiés syriens au Moyen-Orient. « Le reste du monde arabo-musulman ne veut pas de nous. En Jordanie, on se sentait comme un poids, une gangrène », insiste-t-elle.

« Le régime se venge particulièrement sur les femmes »

Quand elle pense aux opposantes restées en Syrie, la journaliste ne cache pas son inquiétude. « Le régime se venge particulièrement sur les femmes : il n’y a qu’à voir le nombre de viols dans les prisons. Contre qui ces femmes peuvent-elles bien porter plainte ? Contre les policiers qui les ont arrêtées ? Elles sont prises au piège du silence. »

A ce jour, sa plus grande source de fierté est d’être écoutée sur les ondes par des milliers de Syriens et de Syriennes et de continuer à participer à la révolution. « A chaque fois que je pense à ces gens qui entendent ma voix, je me sens étranglée », dit-elle en se tenant la gorge, les yeux emplis de larmes.

Dans les studios de Hawa Smart, les femmes cachent leur nostalgie derrière de grands sourires. On parle avec pudeur et on se noie dans le travail, au rythme de journées qui s’étendent sur plus de quinze heures. Ce rythme effréné, Zeinab l’a adopté il y a deux mois. Lorsque son père a été emprisonné en 2011, cette journaliste de 23 ans a été forcée de quitter son pays. « J’ai beau me dire que j’ai de la chance d’être ici, je n’arrive pas à m’y faire », confie-t-elle. « Ce n’est pas la vie que j’ai choisie. Je rêve chaque jour de me réveiller à Damas. Je fais tout pour ne pas m’attacher à cet endroit. Je ne sors pas beaucoup, je n’ai pas les préoccupations d’une jeune femme de mon âge, j’ai le sentiment que ma vie est entre parenthèses. » Mais Zeinab a aussi d’autres rêves, dont celui de devenir écrivain et de raconter l’histoire de la révolution. « Mon père m’a toujours encouragée à écrire, mais c’est douloureux, car je revois les images de la Syrie, les visages des êtres chers que j’ai perdus. Un jour, peut-être, j’y parviendrai », sourit-elle.

Une heure plus tard, une dépêche est tombée. Toute l’équipe se précipite dans le bureau de Ali Safar, directeur de la rédaction de Hawa Smart, et écoute attentivement la radio. La prison centrale d’Alep, qui regroupe près de 3 000 prisonniers – dont plusieurs centaines de femmes -, est tombée aux mains des rebelles. L’ambiance est électrique. Plus tard, on apprendra que l’attaque a été perpétrée par les brigades d’Ahrar al-Cham et par le Front Al-Nosra, et que les forces du régime reprennent peu à peu le contrôle des lieux. La situation pourra changer de nouveau. Mais, pour l’heure, on se réjouit. La dépêche a redonné le sourire à Zoya Bustan, qui vient nous saluer avant de quitter le studio : « C’était une bonne journée ! Inch’Allah, l’année prochaine, on vous invite à prendre le thé en Syrie ! »

08 mars 2014. En savoir plus, lien : http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/la-resistance-des-exilees-syriennes-sur-les-ondes_1497549.html#2sWPS5AmP5Lu4bkE.99

http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/la-resistance-des-exilees-syriennes-sur-les-ondes_1497549.html

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