« Les luttes faites au nom des femmes sont délaissées par les hommes »
« Les luttes faites au nom des femmes sont délaissées par les hommes »
Entretien avec Michaël Hajdenberg
Qu’en est-il de la loi Neuwirth sur la contraception ?
Comme l’a montré l’historienne Bibia Pavard, c’est au départ une question de femmes. La Maternité heureuse en 1956, ancêtre du Planning familial, mobilise des réseaux féminins de la bourgeoisie intellectuelle et pose le débat sur la place publique. C’est courageux, car la loi de 1921 interdit non seulement la contraception mais aussi d’en parler dans l’espace public. Ces femmes vont avoir le soutien de médecins, de gynécologues qui s’engagent dans le Planning familial, pour convaincre le pouvoir du bien-fondé de la contraception. Le Planning familial se masculinise alors et la loi Neuwirth est presque une réforme d’hommes. Mais encore une fois, c’est une réforme qui engage une vision du monde mais qui n’empiète pas sur le pouvoir des hommes de manière immédiate et directe.
Dans les années 1970, en dehors de la lutte pour l’IVG, les hommes se tiennent loin de bon nombre de revendications. Mais n’est-ce pas également parce que les femmes les tiennent à l’écart ?
En 1973 et 1974, les groupes MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) sont investis par des hommes. Mais tous les autres combats sont ultraféminisés. Le Mouvement de libération de la femme (MLF) affirme la non-mixité de ses assemblées générales. Les hommes ne sont pas autorisés à venir car en mixité, les femmes sont largement privées de la parole. La répartition des tâches militantes est aussi une question centrale. En 1972, lors de journées de mobilisation contre la violence faite aux femmes, les hommes sont invités à venir, mais pour occuper des activités spécifiques, comme s’occuper de la crèche. Très peu d’hommes viennent. Ou ils viennent et contestent.
Les hommes renoncent donc à ces combats ?
Dans les années 1970, les féministes se mobilisent d’abord pour un renversement de l’ordre social : contre le patriarcat comme système social qui assigne des positions différentes aux hommes et aux femmes. Certains hommes tentent alors de s’approprier cette critique féministe et constituent des « groupes d’hommes » pour changer leur comportement au quotidien, ne plus être dominants, et refuser ce qu’ils appellent « la virilité obligatoire ». Mais il s’agit d’une poignée d’hommes, numériquement marginale. Et quand les féministes lancent des combats contre les violences faites aux femmes, les violences sexuelles ou l’égalité salariale, dans les années 1980, les hommes sont très peu nombreux.
Depuis les années 1990 en revanche, des associations féministes affichent la mixité : c’est le cas de collectifs comme Mix-Cité, Les Chiennes de garde, Ni putes ni soumises ou Osez le féminisme. Mais dans les faits, ces associations attirent peu d’hommes, et ils n’occupent pas de place de premier plan.
Si les hommes se mobilisent peu dans la société civile, il est donc logique qu’on ne les retrouve pas non plus à la pointe du combat dans la sphère politique ?
Au plan politique, depuis 1999, il y a une délégation au droit des femmes à l’Assemblée nationale et une au Sénat. Ces délégations sont toujours très majoritairement féminines, même si certains députés ou sénateurs s’y impliquent. Il faut dire aussi que ce ne sont pas des questions qui portent une carrière politique : mieux vaut être à la commission des finances qu’à la délégation aux droits des femmes. Si un parti peut avoir un intérêt électoral à s’afficher pour le droit des femmes, ce sont des questions encore marginales et illégitimes dans le champ politique.
D‘ailleurs, encore récemment, à la suite du caquetage d’un député UMP à l’Assemblée nationale, Christian Jacob répond en substance que c’est certes regrettable, mais qu’il y a d’autres priorités, comme la lutte contre le chômage.
Un ministère des droits des femmes a cependant revu le jour …
Effectivement, et on voit que la ministre entend occuper la scène politique avec ces questions. Cependant, on constate que les droits des femmes, comme le Mariage pour tous, sont des réformes de société qui permettent de réaffirmer un clivage par rapport à la droite. Le tout à moindres frais. On est donc dans une configuration où la question des droits des femmes est un peu plus portée mais indépendamment de ce qu’elle est intrinsèquement. Et ça reste des femmes politiques qui portent ces réformes…
En somme, rien ne change ?
Pas beaucoup, en tout cas. On a pu voir depuis quelques années certains hommes s’engager en faveur de l’égalité professionnelle, notamment sur la question de la parentalité au travail, sur le temps de travail qui colonise trop la vie. Mais finalement on ne milite pas tant pour l’égalité femmes-hommes que pour une autre place du travail dans notre vie. Encore une fois, les hommes s’engagent si la lutte est déspécifiée : les luttes faites au nom des femmes, pour les femmes, sont au contraire délaissées par les hommes.
Des gens sans origine étrangère s’engagent pourtant bien contre le racisme. Pourquoi n’observe-t-on pas le même phénomène pour le droit des femmes ?
Êtes-vous sûr qu’il y ait tant de riches qui s’engagent activement contre la misère, tant d’hétéros contre l’homophobie, etc. ? Souvent, ce sont seulement des valeurs affichées…
RESF (Réseau éducation sans frontières) montre, entre autres, que c’est possible.
RESF est un bon exemple de gens qui ont lutté par solidarité. Mais les droits des étrangers n’empiètent pas directement sur les droits des militants. Cela ne remet pas en cause leur comportement au quotidien, ça n’implique pas de changer leur mode de vie. Alors que le féminisme est un combat politique qui peut s’appliquer à toute la vie sociale, sexuelle, professionnelle, au quotidien. Ça invite à un travail sur soi qui peut être plus coûteux et donc ça n’encourage pas nécessairement à l’engagement.
Et dans la recherche ? Vous sentez-vous parfois seul en tant qu’homme ?
Les recherches sur le genre ont longtemps occupé une position très marginale dans le monde académique en France. Elles étaient portées par des femmes, la plupart au départ issues du mouvement féministe, qui ont dû affronter de nombreuses résistances de leurs collègues. D’ailleurs, les chercheuses des années 1980 et 90 qui ont travaillé sur ces questions avaient d’abord assis leur légitimité par des recherches sur d’autres problématiques.
Depuis les années 2000, le genre gagne en légitimité et il y a une nouvelle génération de chercheurs et chercheuses. Si les hommes sont plus nombreux, le champ reste largement porté par des femmes.
http://www.mediapart.fr/en/journal/france/281113/les-luttes-faites-au-nom-des-femmes-sont-delaissees-par-les-hommes?page_article=2