« Le PIB fait parler de lui, encore … »

« Le PIB fait parler de lui, encore … »

Le PIB

Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. . On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre. n’en finit jamais de faire causer. Il suffit que l’on annonce un changement dans les méthodes de comptabilisation de la production et c’est reparti pour un tour. Lieux communs et bons sentiments, clichés ressassés, contresens et outrances ne se comptent plus. Le tout sur fond de critiques, devenues tellement banales qu’elles finissent par lasser. Avec un joli paradoxe : plus on dépense d’énergie à critiquer le PIB, plus il augmente !

Depuis quelques années, de nouvelles normes de comptabilité nationale ont été fixées par l’ONU (Système de comptes nationaux de 2008, décliné en Système européen de comptes de 2010) et les organismes statistiques s’y adaptent. Par exemple, Eurostat pour l’Union européenne et l’INSEE pour la France, mais c’est aussi le cas aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Italie, en Belgique, etc. Il y a des innovations, des surprises, et des réactions étonnantes dans les commentaires.

Des innovations

Le principal changement porte sur les dépenses en recherche et développement, privées et publiques, qui étaient jusqu’ici comptabilisées comme consommations intermédiaires, et donc déduites de toutes les productions pour aboutir à une somme de valeurs ajoutées brutes qui donne le PIB PIB Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. . On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre. . En comptabilisant désormais ces dépenses comme investissements, au même titre que les dépenses en capital physique, l’ensemble reformatera ce qu’on appelle la formation brute de capital fixe (ou investissement brut puisque n’en sont pas déduites les dépenses de renouvellement des équipements usés, mesurées par les amortissements). Ce changement est justifié parce que les dépenses de R&D sont de réels investissements dont les retombées ne s’épuisent pas en un cycle courant comme c’est le cas des consommations de matières premières ou d’énergie.

Le résultat est que les PIB de tous les pays se trouvent réévalués à hauteur de ces ajouts. L’affaire n’est pas mineure, puisque l’INSEE réévalue le PIB français de 2010 de 46 milliards d’euros, soit +2,4 %, dont 41,5 milliards pour la seule R&D, le reste correspondant aux dépenses en systèmes d’armes. Pour les États-Unis, la hausse équivaut à 3 %.

Des surprises

La première est propre à l’INSEE. Au même moment que le changement de méthode, l’INSEE procède à un changement de base (2010 à la place de 2005), chose qui intervient régulièrement pour tenir compte de l’évolution des structures économiques et des façons de les représenter. Mais, ce faisant, l’INSEE a réduit de près de moitié les dividendes nets versés par les sociétés non financières à leurs actionnaires. En 2012, selon l’ancienne base, ces dividendes s’élevaient à 60,5 milliards d’euros, et, avec la nouvelle base, ils ne sont plus que 33,3 milliards. C’est Michel Husson qui a soulevé ce lièvre |1|, et, pour l’instant, on ne s’explique pas la « disparition » de 27,2 milliards.

La deuxième surprise se retrouve dans beaucoup d’instituts de statistiques. Dorénavant, il faut compter dans le PIB les activités de prostitution, de drogue, de contrebande de tabac et d’alcool. Bref, toute l’activité criminelle intégrera les PIB, selon les recommandations d’Eurostat. Par exemple, cette activité est évaluée à 10,9 % du PIB italien ; l’inclure dans le PIB ferait monter le taux de croissance économique de cette année de 1,3 % à 2,4 %. Les taux de croissance seraient portés à 4 ou 5 % pour la Finlande et la Suède, à 3 ou 4 % pour l’Autriche, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas.

La justification officielle de l’intégration de l’activité criminelle dans le PIB est donnée par Eurostat : « La définition d’une transaction implique que l’interaction entre les unités institutionnelles se fasse d’un commun accord (…) Les activités économiques illégales doivent être considérés comme des transactions quand toutes les unités parties prenantes le font par accord mutuel. De ce fait, achats, ventes ou troc de drogues illégales ou d’objets volés sont des transactions quand le vol ne l’est pas. » Ce à quoi l’INSEE rétorque pour compter à part ces transactions : « Nous n’incorporons pas ces activités dans la mesure où les circonstances dans lesquelles elles s’effectuent (dépendance des consommateurs de stupéfiants, esclavage sexuel dans certains cas) ne permettent pas de considérer que les parties prenantes s’engagent toujours librement dans ces transactions. »

Qui est (sont) le(s) plus cohérent(s) : Eurostat ou l’INSEE ? Ceux qui applaudissent ou ceux qui réprouvent ? Ceux qui s’étonnent ou ceux qui se moquent ?

Des réactions indignées

Pour éviter tout malentendu (et il y en a fréquemment sur ce blog), je précise d’emblée que ce qui va suivre ne constitue en aucune manière une approbation de l’activité criminelle, il s’agit seulement de rappeler ce qu’est le PIB et ce qu’il n’est pas. Une nième fois, et je prie tout le monde de m’excuser.

Il y a eu maintes réactions indignées contre l’introduction dans le PIB de cette part de l’activité humaine éthiquement condamnable. De la même façon que, régulièrement, certains s’indignent en sens inverse que le PIB ne contienne pas le lait bu par le nourrisson au sein de sa mère, le travail domestique, le temps libre ou les bienfaits de la nature. Ces récriminations, d’un côté comme de l’autre, oublient ce qu’est le PIB : un indicateur des activités de travail qui ont une évaluation monétaire. Y entrent donc normalement toutes celles dont on a connaissance et ne peuvent y entrer, par définition, celles qui ne relèvent pas du périmètre monétaire (allez donc donner une valeur monétaire à la lumière solaire !).

Pour le dire autrement, tout jugement éthique est écarté dans cette comptabilité. Malheureusement, Dassault fabrique des avions de guerre pour tuer, mais son produit est compté dans le PIB et il ne peut en être autrement puisque des revenus sont distribués en contrepartie. Ce n’est pas le PIB qui est donc à incriminer, c’est plutôt en amont l’acceptation par la société que certaines activités aient lieu. Derrière ce problème, on retrouve l’incompréhension par tous les « reconstructeurs d’indicateurs » de la différence entre richesse et valeur, entre valeur d’usage et valeur. Le PIB ne comptabilise que des valeurs monétaires, même celles qui ne sont pas une vraie richesse selon des critères philosophiques, et, à l’inverse il, ne peut rendre compte de toute la richesse. C’est la problématique que je développe dans mon livre La richesse, la valeur et l’inestimable |2|.

Des réactions étonnantes

Le lecteur qui ne croirait pas ce que je dis en suivant pourra aller écouter l’éditorial économique de Dominique Seux sur France inter le 4 juin 2014. Selon lui, la crise n’est pas aussi terrible qu’on l’a dit : six ans de croissance zéro, c’était faux. Dès octobre 2011, la croissance a effacé la crise, grâce à la rehausse du PIB par la prise en compte des dépenses de R&D. Stupidement, l’éditorialiste conclut que si les gouvernements avaient su cela, ils auraient peut-être modifié leurs politiques. C’est idiot ; pourquoi ? Parce que le changement de base effectué par l’INSEE ne change rien à la réalité. Et si Seux, au lieu de débiter son idéologie tous les matins, réfléchissait, il comprendrait qu’il ne faut pas comparer un PIB base 2010 au PIB base 2005 pour la même année pour dire si ça va ou ça ne va pas mieux. Il faut comparer les PIB de deux années en base 2005 ou bien les comparer en base 2010 pour en connaître l’évolution.

Le PIB fait causer et fait écrire… et le PIB augmente sous la plume de ses détracteurs ! Deux livres ont été signalés récemment.

Le premier est écrit par deux Français Marc Fleurbaey et Didier Blanchet en anglais Beyond GDP, Measuring Welfare ans Assessing Sustainability |3|. Ils se demandent si on peut agréger ce qui n’est pas agrégeable. Tiens donc, il me semble que j’ai déjà vu ça quelque part : l’inestimable. En revanche, ce n’était pas si net dans l’opus interminable de la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, dont faisaient partie nos deux auteurs, et qui regrettait qu’on n’ajoute pas la valeur (sic) du temps libre dans le PIB. |4|

Le second ouvrage est de la Britannique Diane Coyle GDP, A Brief but Affectionate History |5|. Il rappelle que le PIB n’est pas un indicateur de bien-être, mais il donne lieu à des commentaires contradictoires. Le journal Les Échos souligne que « dans des économies où les frontières entre travail et loisir sont plus floues, il est possible que le suivi de la croissance sous-estime l’amélioration du bien-être. À rebours de ce qui se dit généralement autour du PIB » |6|. En revanche, en présentant ce livre, Alternatives économiques conclut qu’ « il est temps de changer d’indicateur… » |7|.

Ces discussions sont l’occasion d’approcher une question d’ordre épistémologique : l’économie est-elle une science morale ? Adam Smith, l’un des fondateurs de l’économie politique, était un philosophe moral, mais il ne lui serait jamais venu à l’idée de ne pas voir dans des activités à première vue peu recommandables une contribution à la richesse produite. Et, de manière provocatrice, la fable des abeilles de Mandeville montrait la même chose. Pour les classiques, l’économie était « morale » au sens de sociale et politique car elle n’était pas séparable de l’ensemble des phénomènes sociaux. De nos jours, la discussion est beaucoup plus contradictoire. D’un côté, Albert Hirschman |8| ou Amartya Sen |9| affirment fortement que l’économie est une science morale. D’un autre côté, Bruno Amable et Stephano Palombarini s’opposent à cette vision car elle occulte le conflit social au profit d’une vision moraliste |10|.

Lorsque Ch. Ch. commente le livre de Diane Coyle, il affirme que « notre fameux PIB n’est ainsi pas une réalité que l’on mesurerait plus ou moins bien, mais une construction empirique dont les normes évoluent en fonction des besoins politiques ». C’est à la fois vrai et faux. Oui, c’est une construction empirique, qui n’est donc pas intangible, mais qui est modifiée au fur et à mesure de l’évolution des structures économiques (les services sont aujourd’hui plus importants que l’agriculture et l’industrie). Le conventionnel et l’arbitraire sont là, mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de réalité, et, d’autre part, dire que le PIB est un indicateur politique ne doit pas être compris dans un sens péjoratif, qui justifierait sa suppression. Cette absurdité apparaîtrait vite lorsqu’on n’aurait plus d’indicateur des revenus distribués. Les indicateurs sociaux et écologiques dont on a besoin ne se substitueront pas au PIB.

J’entends déjà les objections de mes collègues « reconstructeurs d’indicateurs » : le PIB est une représentation qui a un effet performatif, car si on compte les activités criminelles comme source de richesse, c’est un encouragement à les promouvoir et à voir dans la croissance économique l’alpha et l’oméga du bonheur. Que l’on nous dise en quoi les mafieux se préoccupent de la progression du PIB ! Que l’on nous dise en quoi le changement de méthode statistique créera des vocations de mafieux ! Il faut arrêter cet idéalisme philosophique de café du commerce ! « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. » |11|

Enfin, le jour du 70e anniversaire du D-Day, David Le Bris nous offre dans Le Monde une page d’histoire des « Trente glorieuses », en rappelant à juste titre l’importance qu’ont eue les gains de productivité du travail pendant cette période pour faire croître PIB et bien-être matériel. Et l’auteur de conclure que cette période est révolue parce que… « comment permettre un contexte favorable à l’investissement quand les dépenses publiques représentent 57 % des richesses produites dans le pays ? » |12| D’une part, il ne voit pas que ces fameux 57 % incluent les consommations intermédiaires publiques alors que le PIB ne les inclut pas, et, d’autre part, il croit faire un scoop qui n’est que l’antienne néolibérale : la crise serait due aux dépenses publiques. « Les cons osent tout et c’est à ça qu’on les reconnaît », dixit Michel Audiard |13|. Et les idéologues aussi.

Source : Le Blog de Jean-Marie Harribey sur le site d’Alternatives Economiques
Notes

|1| M. Husson, « Les dividendes de la nouvelle base de l’INSEE », 21 mai 2014.

|2| J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, LLL, 2013.

|3| Oxford University Press, 2013.

|4| Pour une critique, voir mon livre La richesse, la valeur et l’inestimable, qui reprend la critique du rapport de la Commission que j’avais faite.

|5| Princeton University Press, 2014.

|6| J. Damon, « Accusé PIB, levez-vous ! », Les Échos, 6 et 7 juin 2014.

|7| Ch. Ch. « Le PIB est un indicateur politique », Alternatives économiques, n°336, juin 2014.

|8| A.O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris, Gallimard, Seuil, 1984.

|9| A. Sen, L’économie est une science morale, Paris, La Découverte, 2004.

|10| B. Amable, S. Palombarini, L’économie politique n’est pas une science morale, Paris, Raisons d’agir, 2005.

|11| K. Marx, Avant-propos à la Critique de l’économie politique, 1859, in Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1965, tome I, p. 273. Voir aussi la même idée dans L’idéologie allemande.

|12| D. Le Bris, « Ces lointaines “trente glorieuses” », Le Monde, 7 juin 2014.

|13| Dans le film de Georges Lautner, Les tontons flingueurs, 1963.

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