A propos du « Hijab Day » à Sciences-Po Paris (France)
Le mercredi matin 20 avril, un collectif d’étudiantes de l’école parisienne de Sciences Politiques avait invité ses camarades à porter le voile islamique dans l’enceinte de l’établissement, afin de « sensibiliser sur la question du foulard ».
Le Réseau Féministe « Ruptures » partage la réaction de Djemila Benhabib ci-après.
Cher(e) étudiant(e) de Sciences Po, aie le courage d’être une femme libre !
Le 20 avril dernier, tu as organisé (par simple bonté?) une journée pour célébrer le voilement des femmes avec une tranquillité d’âme déconcertante. Il s’agit là de l’enfermement de ma fille, de celui de ma mère, du mien, ainsi que de celui de millions de femmes à travers le monde.
D’où te vient cette faculté de rendre exotique l’aliénation des autres?
Bien entendu, ce voile dont tu fais la promotion n’est pas universellement valable. Tu t’en exclus et en préserves les tiens. Au fond, à toi la légèreté, à moi la prison. Étrange conception. Il est là justement le racisme! As-tu pensé, un seul instant, à inverser les rôles? Allez, chiche! A qui voudrais-tu faire croire que l’asservissement est la condition naturelle des femmes de culture ou de foi musulmane? Étant de celles-là, je te rassure tout de suite, je n’ai ni le culte de la bigoterie, ni le don de la soumission. J’appartiens à une longue tradition de lutte façonnée par des femmes habitant aussi bien leurs corps que leurs têtes. Je revendique la liberté d’une façon excessive. C’est loin d’être facile.
S’arracher à la domination est le projet de toute une vie.
Ma révolte est née de la souffrance. Alors, je vais répéter une évidence: jamais je n’accepterai, ici, ce que j’ai refusé là-bas. Là-bas étant l’Algérie de mon enfance, défigurée par l’hydre islamiste dans les années quatre-vingt-dix et marquée par le refus obstiné de la barbarie et des voiles de la servitude.
Le voile? Jamais! Ni ici, ni là-bas, ni nulle part ailleurs.
Les « putains », le voile et la démocratie
Cher étudiant de Science Po, il m’est déjà arrivé de te croiser dans les rues de Paris, non loin de ton institut. Tu es à l’image de ton époque, vivant dans le désir exalté et cultivant ton moi d’une façon presque excessive. Ton attitude n’est pas pour me déplaire. Mieux vaut vivre dans l’excès de ton individualité que mourir de son abandon. Pourquoi alors fais-tu de MA sexualité l’affaire de tous? Pire encore, tu évoques mon entrejambe comme s’il s’agissait de TA chose. En reprenant à ton compte la symbolique du voile, c’est-à-dire la stricte séparation entre les femmes « pures » et les femmes « impures », tu m’entraînes sur le terrain de la moralité. Tu te comportes comme un tuteur patenté.
De quel droit me places-tu sous ta tutelle?
Tu fais de moi une « putain ». Tu me désignes comme une proie sexuelle. Tu en appelles à mon viol. S’il t’est déjà arrivé de marcher dans les rues du Caire, de Casablanca ou d’Alger, tu as certainement dû remarquer qu’au bout de la promenade se dessine pour les femmes une prison à ciel ouvert. Leurs corps sont scrutés, haïs, fantasmés, découpés au scalpel lorsqu’ils ne sont pas carrément souillés par des mains coriaces prêtes à toutes les bassesses pour agripper un morceau de chair. Avec ou sans voile, du berceau au tombeau, nous ne sommes qu’un amas de désolation. Comment pourrait-il en être autrement lorsque les « femelles » sont vues comme des forteresses à prendre d’assaut, des boules de chair contre lesquelles on se frotte dans le métro et dans les autobus, des champs de bataille où l’on se défoule après un match de foot, des paillassons sur lesquels on s’essuie les pieds sans même y penser? C’est ce que montre entre autres le film Les Femmes du bus 678 du réalisateur égyptien Mohamed Diab. L’as-tu vu?
C’est Allah qui veut
Cher étudiant de Sciences Po, si ce voile n’était qu’un vêtement comme un autre, il ne serait pas imposé avec autant de vigueur et de rigueur aux Iraniennes et aux Saoudiennes, pour ne citer que ces deux exemples. Annexé, le corps de la femme devient la possession de l’homme, de l’imam, du tyran et d’Allah, partageant tous la même détestation des femmes. Soumettez-vous, obéissez, acceptez votre sous-humanité! crient-ils à l’unisson. Ce contrôle du corps dans l’espace intime se déplace peu à peu dans l’espace public. A plus grande échelle, la violence domestique devient le laboratoire d’une violence sociétale systémique. Les femmes jugées immorales se trouvent doublement condamnées: par l’État (la police des mœurs), loin de les protéger, et par la société, qui les conspue. Cette mise en scène de la transgression par le corps de l’ordre moral et politique est un appel délibéré à la vindicte populaire. En faisant de la sexualité des femmes l’affaire de tous, ceux qui s’entichent de pureté et d’abstinence fusionnent la sphère privée et la sphère publique.
Or, le détachement de la sphère privée de la sphère publique est l’un des fondements de la modernité, qui rend possible l’exercice démocratique et garantit le respect des libertés individuelles.
Qui tire parti d’une police qui réglemente la longueur de la jupe des femmes si ce n’est ces zélateurs de la morale? L’existence des régimes islamistes tient à leur capacité à contrôler la sexualité de la moitié de la société. L’ordre moral devient le fondement de l’autorité politique. Autrement dit, si les voiles tombent, les régimes s’effondrent! En ce sens, la négation du sujet sexuel se traduit inéluctablement par la négation du sujet politique. Une femme dont le corps est occulté porte sa tête avec lassitude. Bref, le voile et la démocratie ne font pas bon ménage! La liberté de l’esprit. La liberté du corps. La liberté tout court. C’est cela qu’il faut défendre!
Il suffit d’ailleurs d’interroger la condition des petites filles pour se rendre compte que leur formatage à la norme islamiste ne souffre d’aucune dérogation. En mars 2002, dans l’incendie d’une école de filles de La Mecque, qui accueillait 800 élèves, la police religieuse a empêché des fillettes de fuir sous prétexte qu’elles n’étaient pas voilées comme l’exigeait la norme. Plusieurs témoins oculaires, y compris des membres des équipes de la sécurité civile, ont expliqué que leur travail de sauvetage avait été entravé par des membres de la police religieuse qui s’inquiétaient que des hommes pénètrent dans une école de filles ou que celles-ci en sortent non voilées, d’autant qu’aucun homme appartenant à leur famille n’était là pour les recueillir. En somme, allez plutôt crever les filles que de dévoiler quelques mèches de vos cheveux!
« Ni obligation, ni interdiction du voile », vraiment?
Cher étudiant de Sciences Po, cette initiative que tu as prise a le mérite de dévoiler au grand jour l’état de confusion qui s’est glissé dans ta tête. S’agissant des concepts, tu sembles perdu au point de ne plus savoir ce qui différencie la liberté de l’aliénation, le libre choix de la servitude volontaire. Étienne de La Boétie reviens je t’en prie! Grisé par une overdose de liberté, tu es devenu indifférent au sort de tes semblables. Tu as rompu avec une partie de l’humanité. Ta pensée s’est ramollie. Tu as déserté ta responsabilité. A tes yeux l’émancipation n’est rien; la fraternité est datée; la solidarité est un truc de nostalgiques. Tu t’es laissé contaminer voire piéger par un Tariq Ramadan, champion du double discours s’il en est un, qui avance masqué derrière sa célèbre pirouette sémantique (encore une!) « ni obligation, ni interdiction du voile » pour mieux mitrailler la résistance des têtes nues.
S’agissant du statut des femmes en islam, il y a mille chantiers à ouvrir: l’héritage, le témoignage devant un tribunal, la polygamie, la répudiation, la violence conjugale, les crimes d’honneur, la responsabilité maternelle à l’égard des enfants, le mariage d’une musulmane avec un non-musulman, l’accessibilité à la fonction de juge ou à celle d’imam, l’éducation, la contraception, l’homosexualité et les châtiments corporels. Mais sur l’ensemble de ces sujets-là, Ramadan se fait discret. Il n’en a que pour le voile. S’il le défend avec tant de malice, c’est qu’objectivement le voile fait partie de sa stratégie de conquête du pouvoir. Quant à sa formule « ni ni », c’est de la poudre aux yeux pour rassurer les faux humanistes, les paresseux, ceux qui se complaisent durablement dans le mensonge. Ceux-là même qui combattent la vérité, faisant mine de la défendre. Eux qui rêvent de nous jeter dans l’étouffoir de LA communauté des croyants, la fameuse Oumma. Eux qui font tout pour nous culpabiliser, atrophier nos réflexes citoyens et saper nos acquis démocratiques.
L’islam politique implique une rupture historique avec la République
En Occident, ce voile est devenu le porte drapeau de tous ceux qui prônent la fusion entre l’islam et l’État. L’islam politique implique une rupture historique avec la République, et une réorientation sociétale majeure. Fragiliser le statut des femmes devient donc un impératif. Dans cette perspective, investir l’espace public par le voile est un enjeu majeur. Le pouvoir passe par la visibilité des « voilées ». Tout cela, Tariq Ramadan le sait fort bien. C’est pourquoi il fait du voile SA priorité. Lui, ses militants et leurs organisations satellitaires, des Frères musulmans aux salafistes, travaillent d’arrache-pied pour que l’expansion de l’islam politique soit aussi vigoureuse que rapide.
A l’évidence, cher étudiant de Sciences Po, tu souffres du syndrome de l’individu blasé par un trop-plein de privilèges et de liberté. Il est vrai qu’en cette matière tu n’as rien demandé. La liberté est venue à toi sur un plateau en or. Soit. Tu n’as jamais risqué un seul cheveu de ta tête pour te rendre dans une salle de classe. Toi, tu n’es pas une petite fille du Nigeria. Toi, tu affiches une réelle indifférence face au calvaire de Assiatou Enlevée par Boko Haram (Michel Lafon, 2016). Toi, tu n’es ni Katia Bengana ni Amel Zenoune, deux jeunes femmes assassinées à la fleur de l’âge pour leur refus de porter le voile dans l’Algérie des années quatre vingt-dix. Toi, tu hausses les épaules face aux résistances héroïques des femmes iraniennes et afghanes. Toi, tu n’as connu ni l’exil forcé, ni la persécution sourde et muette des longues nuits de terreur des enfants et des femmes yézidis. Toi, tu ne t’es jamais caché pour prier, comme sont condamnés à le faire des chrétiens d’Orient. Toi, tu n’as jamais eu à trembler dans un autobus de peur que ton identité soit reconnue. Toi, tu ne sais pas ce que signifie la révolte d’un Garcia Lorca. Toi, tu ne te sens solidaire ni du destin d’une Asia Bibi ni de celui d’un Raïf Badawi. Toi, tu as visité le ghetto de Varsovie comme si tu te rendais à un concert de rock. Toi, tu n’as strictement rien retenu de l’affaire Dreyfus.
Non, la vérité n’est pas une moyenne de toutes les postures. Entre la démocratie et le fascisme vert, il n’y pas de demi-mesure. On ne peut prôner du même souffle la liberté et l’aliénation. C’est soit l’un, soit l’autre. A toi de choisir ton camp.
Aie le courage d’être une femme libre!
Reconnaître en l’Autre ta propre humanité t’aurait pourtant permis de saisir l’impératif catégorique de Kant lorsqu’il affirme: « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir que cette maxime devienne une loi universelle ».
Certes, la République s’est montrée généreuse à ton égard. Mais que fais-tu pour défendre ses idéaux? Flirter avec la théocratie? Faire du pied à Daech? Oui, je vais oser le dire et aller jusqu’au bout de mon raisonnement. Entre ceux qui s’enrôlent dans les milices de Daech et toi qui participes à normaliser ses symboles, il y a bel et bien un fil conducteur. A moins de considérer qu’entre l’idéologie, le politique et le militaire, nul lien n’existe. Tu devrais le savoir, toi qui consacres tes journées à étudier l’histoire des régimes politiques.
Avec cet événement du Hijab Day, tu contribues à banaliser le mal tel que défini par Hannah Arendt. Le pire, c’est lorsque tu renonces à exercer ta responsabilité première de citoyen d’une démocratie. Tu t’égares. Tu déshonores la pensée. Tu méprises la connaissance. Tu t’éloignes de la condition humaine. Tu trahis les philosophes des Lumières. Tu t’enfonces dans un exotisme servile. Pourtant, ta condition de privilégié parmi les privilégiés ne fait pas de toi un être non moins apte à saisir la complexité du monde dans lequel nous vivons.
Ressaisis-toi, cher étudiant de science po. Sors de toi-même; ouvre les yeux; regarde autour de toi; réapproprie-toi la pensée; cultive-toi; lis; écoute ceux qui ont des expériences de résistance à te transmettre. Tu découvriras dans leurs mots le courage qu’il te manque pour devenir un homme libre. Tu puiseras dans leur silence la force de vivre debout. Tu trouveras dans leurs douleurs ce qui te manque pour tracer ton propre chemin vers toi-même et vers l’humanité. Tu verras, ton cœur se mettra à battre de nouveau pour la liberté. Car je veux continuer à penser, malgré tout, que tu es un homme en devenir.
Sois digne!
Aie le courage d’être une femme libre !
26 avril 2016.
Djemila Benhabib
Journaliste et essayiste, auteure de « Après Charlie, Laïques de tous les pays, mobilisez-vous! »