La libération des femmes ne doit pas s’arrêter d’un côté ou de l’autre de la barrière de Gaza
vendredi 22 décembre 2023, SALAIME Samah militante et écrivaine féministe palestinienne.
Les principes féministes nous obligent à nous tenir aux côtés des femmes palestiniennes massacrées à Gaza et des femmes israéliennes qui témoignent de violences sexuelles.
Les deux luttes les plus importantes de ma vie sont la lutte contre la violence sexiste et la lutte contre l’occupation israélienne. J’ai toujours considéré que ces luttes étaient inextricablement liées, les deux luttant pour la libération et l’égalité des groupes opprimés : les femmes et les Palestinien·nes. Mais pour la première fois, j’ai l’impression que ces deux mondes s’affrontent.
Depuis le début de la guerre, nous avons tous été poussés à choisir un camp – soutenir ou condamner, être pour ou contre. Ce langage, que nous connaissons si bien dans la boîte à outils du patriarcat, a également pénétré les bastions féministes. Encore sous le choc, les féministes juives et palestiniennes ont été contraintes de prendre position : croire ou nier que les femmes juives ont été victimes de violences sexuelles lors de l’assaut du 7 octobre mené par le Hamas sur le sud d’Israël. Cette question a été noyée dans la guerre des récits au lendemain de ces attaques et dans le cadre des bombardements israéliens en cours sur la bande de Gaza.
Je pense que des crimes sexistes ont été commis le 7 octobre. Même si nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé, ni la forme ou l’ampleur des violences sexuelles perpétrées ce jour-là – bien que nous ayons quelques indications – je crois que cela s’est produit parce que j’ai étudié l’histoire des femmes dans les zones de guerre.
Nous savons que le viol systématique et les abus sexuels à l’encontre des filles et des femmes sont un phénomène courant dans les zones de guerre. Les hommes armés, ivres de pouvoir, considèrent le corps des femmes comme faisant partie du champ de bataille. Ceux qui attaquent des civil·es pour les assassiner, les intimider, les contrôler et les occuper, et ceux qui prennent des innocent·es en otage, ne se contentent probablement pas de mettre un pistolet sur la tempe d’une femme.
Nous savons, par exemple, ce qui s’est passé en ex-Yougoslavie, lorsque des soldats serbes ont violé des milliers de femmes bosniaques, dont l’histoire n’a été révélée que lorsque des enfants non désirés ont été découverts dans des camps de réfugié·es. Il a fallu de nombreux mois pour que le tableau complet des viols systématiques apparaisse.
Nous savons ce qui est arrivé aux femmes pendant les combats en République démocratique du Congo ; nous savons ce que les soldats de Boko Haram ont fait aux filles en Afrique du Nord ; et nous savons ce que les soldats britanniques et américains ont fait aux femmes en Irak. Nous savons ce qu’il est advenu des femmes yazidis qui ont été faites prisonnières par ISIS ; nous connaissons l’esclavage sexuel auquel les femmes et les filles syriennes ont été soumises pendant la guerre ; et nous savons que les femmes autochtones du Canada ont été violées et assassinées dans les forêts.
Des horreurs similaires ont également été perpétrées contre des femmes en Algérie, au Myanmar, au Darfour et au Rwanda. Et oui, ici même, il y a des histoires horribles de violence sexuelle contre les femmes palestiniennes pendant la Nakba. Ces crimes n’ont été ni photographiés, ni documentés, ni enquêtés, et seules les histoires des survivantes – nos grands-mères – subsistent.
La prévalence historique et géographique des violences sexuelles ne diminue en rien le traumatisme et la douleur vécus par les femmes israéliennes ni la solidarité que nous devons leur témoigner ; au contraire, elle souligne la raison pour laquelle leurs témoignages doivent être pris au sérieux.
S’il est important qu’une enquête approfondie soit menée, il ne faut pas oublier que les histoires de crimes sexistes dans les zones de guerre ne sont généralement révélées que très lentement. Il faut à de nombreuses survivantes de violences sexuelles des années, voire une vie entière, pour pouvoir parler de ce qui leur est arrivé. Trop souvent, cependant, le patriarcat réduit au silence, diminue ou nie la vérité, et il est donc crucial de dire : nous croyons les femmes.
Et c’est sur la base de ces mêmes principes féministes que nous devons également nous tenir aux côtés des femmes palestiniennes de Gaza qui subissent des souffrances indicibles aux mains de l’armée israélienne depuis le 7 octobre. Notre lutte pour la libération des femmes ne doit pas s’arrêter d’un côté ou de l’autre de la barrière de Gaza.
Le féminisme israélien à l’offensive
Affirmant que les groupes internationaux de femmes ont fait preuve d’un manque de solidarité avec les femmes israéliennes après le 7 octobre, l’appareil féministe sioniste dominant est passé à l’offensive. Il s’en prend non seulement à celles et ceux qui se taisent, mais aussi à celles et ceux qui ont osé demander une enquête externe sur les crimes sexistes commis le 7 octobre, les qualifiant de racistes qui ont pris le parti des Palestinien·nes et abandonné les femmes israéliennes.
La cible centrale de cette rhétorique a été ONU Femmes, que les organisations féministes israéliennes ont accusé de nier les violences sexuelles contre les femmes israéliennes – un produit, bien sûr, de l’« antisémitisme » de l’ONU. La vérité est plus simple : ONU Femmes, comme toutes les organisations appartenant au dinosaure colossal qu’est l’ONU, travaille très, très lentement.
ONU Femmes aurait dû, en effet, réagir plus rapidement aux informations faisant état de violences sexuelles le 7 octobre. Sa première déclaration, publiée le 13 octobre, était fade et vague, comprenant un appel à l’arrêt des combats et à la prévention des dommages causés aux innocent·es, en particulier aux femmes et aux enfants. Une deuxième déclaration, publiée le 1er décembre, allait plus loin : elle s’alarmait des « nombreux récits d’atrocités fondées sur le sexe et de violences sexuelles au cours de ces attaques » et indiquait que l’organisation soutenait la commission d’enquête des Nations unies sur les crimes de guerre commis par les deux camps, y compris les violences sexuelles.
Exiger que les horreurs du 7 octobre fassent l’objet d’une enquête et soient documentées, notamment en recueillant les témoignages des survivantes, ne diminue en rien la gravité de ce qui s’est passé. S’en prendre au mouvement féministe mondial ne reflète pas non plus une solidarité plus vigoureuse avec les victimes. Au contraire, cela place les féministes dans une position de défense et d’hésitation et exige inutilement un test de loyauté des valeurs féministes que sont la fraternité,/sororité l’engagement pour la libération de toutes les femmes indépendamment de leur race ou de leur nationalité, et l’obligation de soutenir et de préserver la dignité des victimes.
En outre, une grande partie de cette rhétorique efface totalement le bombardement de Gaza par Israël depuis le 7 octobre, qui a eu des conséquences effroyables sur la vie des femmes palestiniennes dans la bande de Gaza. Des dizaines de milliers de femmes ont été tuées ou blessées, leurs enfants démembrés et leurs bébés prématurés privés d’oxygène. Les femmes accouchent dans des tentes, allaitent et ont leurs règles sans accès à l’eau potable, aux produits d’hygiène, à l’intimité ou à des vêtements propres.
Ces chiffres et ces images ne touchent pas les femmes en Israël, mais le reste du monde voit ce qui se passe et doit également se préoccuper de l’aspect féministe de l’assaut israélien sur Gaza. Aujourd’hui, la balance du sang et de l’horreur penche du côté palestinien ; on ne peut l’ignorer, mais la souffrance des femmes en Israël et à Gaza ne doit pas non plus être une compétition.
Notre combat doit se poursuivre ensemble
Il serait beaucoup plus facile pour moi de me plonger dans des vidéos de femmes tuées à Gaza et, au moins jusqu’à la fin de la guerre, d’être une Palestinienne tranchante et une féministe floue. À cet égard, je peux comprendre les femmes juives pour qui il était plus facile de retourner dans leur propre camp national et de rejoindre les rangs des partisans de la guerre. Mais le repli sur soi en ce moment trahit les valeurs féministes pour lesquelles nous nous sommes battues ensemble pendant tant d’années et nuit en fin de compte au bien-être des femmes israéliennes et palestiniennes.
Il y a cinq ans, j’ai fait partie d’un groupe de féministes palestiniennes et juives qui se sont associées pour lutter contre des projets visant à faciliter l’obtention d’un permis de port d’arme en Israël, ce qui, nous le savions, entraînerait une augmentation des abus domestiques et de la violence à l’encontre des femmes. Cette réforme a été proposée par Gilad Erdan, qui était à l’époque ministre israélien de la sécurité publique et qui représente aujourd’hui Israël aux Nations unies. Malheureusement, certaines féministes israéliennes considèrent aujourd’hui Erdan comme un partenaire dans leur lutte en raison de la guerre qu’il mène contre ONU Femmes dans le sillage du 7 octobre.
De même, nous ne pouvons pas considérer le Premier ministre Benjamin Netanyahu, qui a porté atteinte à la vie des femmes israéliennes et palestiniennes de bien des manières, comme un partenaire simplement parce qu’il proclame au monde : « Où êtes-vous ? Vous vous taisez parce que ce sont des femmes juives ».
En tant que féministe palestinienne, je me tiens aux côtés de mes collègues et partenaires féministes juives en cette période de profonde détresse, et j’attends d’elles qu’elles se tiennent également à mes côtés et aux côtés de la cause du féminisme palestinien alors qu’Israël massacre nos sœurs à Gaza. J’attends d’elles qu’elles aient le courage de se lever et d’appeler à un cessez-le-feu immédiat, qui sauvera la vie d’innombrables mères et enfants qui, sinon, seront tuées ou blessées.
La lutte contre le militarisme et la militarisation est depuis des années un combat commun aux féministes juives et palestiniennes. Aujourd’hui, cette lutte est plus importante que jamais.
Tout comme je ne nie pas les expériences des femmes israéliennes, j’attends des féministes juives et du reste du monde qu’elles reconnaissent les effets de la violence sexiste qu’Israël exerce depuis longtemps à l’encontre des femmes palestiniennes : violences sexuelles commises par des soldats aux points de contrôle, mauvais traitements infligés aux prisonnières, et la manière dont les soldats israéliens à Gaza dégradent actuellement les femmes palestiniennes même en leur absence, en prenant plaisir à fouiller dans leurs affaires intimes après qu’elles ont été déplacées de force de leur maison.
Je suis fière de mes amies des organisations de femmes palestiniennes et de la déclaration qu’elles ont publiée, que j’ai également signée, et qui affirme clairement : « Notre position ferme contre les agressions sexuelles, le harcèlement et le viol reste inébranlable, et nous soutenons chaque femme qui s’exprime, indépendamment de sa nationalité, de sa religion ou de son appartenance ethnique. »
« Nous ne remettons pas en question les rapports des organisations israéliennes qui luttent contre les agressions sexuelles à l’encontre des femmes israéliennes concernant les événements du 7 octobre », poursuit la déclaration. « À la lumière de ce qui précède, nous appelons […] les membres des organisations de femmes en Israël qui ont élevé la voix contre l’agression sexuelle [subie] le 7 octobre à condamner hardiment toutes les violations, y compris les meurtres, les démolitions et les déplacements survenus dans le cadre de la guerre implacable contre le peuple palestinien, qui touche en particulier les femmes et les enfants de Gaza ».
Les agressions sexuelles ne sont pas une question de gain politique. Nos luttes en tant que féministes palestiniennes et juives sont étroitement liées et doivent inclure l’opposition à l’occupation, au racisme, à la discrimination, au patriarcat et au fondamentalisme en tout temps et en tout lieu. Nous ne réussirons pas si nous sommes divisées ; notre combat doit se poursuivre ensemble.
Samah Salaime, 22 décembre 2023