Féministes, gare à la dépolitisation ! Les féminismes individualiste et postmoderne
Féministes, gare à la dépolitisation ! Les féminismes individualiste et postmoderne
par Francine Descarries, professeure au Département de sociologie de l’UQAM et directrice du Réseau québécois en études féministes
Traversé par différents courants, le mouvement féministe québécois est confronté au défi d’accueillir toutes les femmes sans dépolitiser ses luttes.
Les féminismes individualiste et postmoderne
Le féminisme individualiste – celui « du choix de faire des choix » – se développe sur la base de l’égalité jugée « déjà acquise », à l’aune des importantes avancées culturelles, sociopolitiques et économiques qui, au fil des décennies, ont ouvert, dans plusieurs sociétés, d’importantes brèches dans le « monopole du sens et du pouvoir dont disposaient les hommes » (Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ? Égaux et différents, Paris, Fayard, 1997).
L’adhésion à cette fiction de l’égalité des sexes amène des féministes à donner dorénavant préséance à la liberté de choix et à l’action individuelle comme voies d’autonomisation des femmes. On en vient ainsi à souscrire à l’idée que femmes et filles détiennent désormais les attributs et les moyens pour échapper aux déterminations sociales : les problèmes d’inégalité n’étant plus, selon elles, systémiques mais plutôt individuels. De ce fait, les stratégies privilégiées préconisent l’abandon du procès du patriarcat, formulé en termes de rapports de pouvoir et de division sexuelle du travail, au profit de la promotion d’un féminisme davantage orienté vers un projet de réalisation personnelle. Ces féministes souscrivent, de manière quelquefois déconcertante, à une logique néolibérale utilitariste. Et ceci, malgré la persistance de la discrimination systémique qui touche toutes les femmes – mais particulièrement celles des classes pauvres – et le conservatisme ambiant, qui présentent d’énormes risques pour les droits des femmes.
Le second courant est celui du féminisme postmoderne dont « l’avant-garde » peut être associée à la théorie queer et à son ambition de remettre en question les identités fixes (homme/femme) du système hétérosexuel (voir l’éditorial d’Agone, « Ce que le tournant postmoderne a fait au féminisme », no 43, 2010). Proche des Cultural Studies et des travaux de Judith Butler (1) visant à « faire un examen critique du vocabulaire de base » du féminisme, il se caractérise par la prévalence accordée à la déconstruction de la catégorie femmes au nom des multiples différences sexuelles et culturelles et à l’analyse du sexe/genre en tant que référence identitaire et symbolique. La transgression de l’identité sexuelle est proposée comme stratégie subversive. Cette posture l’amène à centrer son analyse sur l’hétérosexisme plutôt que sur le patriarcat et les rapports de pouvoir qui le reproduisent. Or, en négligeant les rapports sociaux concrets qui forgent les relations entre les femmes et les hommes, elles [ces féministes] en viennent à perdre de vue, bien souvent, les enjeux sociopolitiques de la lutte féministe.
Dans la conjoncture actuelle, tant le féminisme individualiste que le féminisme postmoderne m’apparaissent donc offrir une conception trop dépolitisée des rapports sociaux de sexe. Sur la base d’argumentaires par ailleurs fort différents, l’un et l’autre tendent à faire abstraction des conséquences concrètes des rapports de pouvoir qui entretiennent la division et la hiérarchie des sexes. Ils sous-estiment les enjeux culturels, socioéconomiques et politiques spécifiquement inscrits dans le corps et la sexualité des femmes, de même que les effets persistants et matériels de la division sexuelle du travail. Les femmes s’y retrouvent dès lors définies dans leur individualité (la femme) et par leur genre (féminin), et non en tant que catégorie sociale ou politique.
L’un et l’autre de ces courants déclinent alors sur un mode résolument mineur la dimension conflictuelle et socialement construite des rapports sociaux de sexe et des clivages qui en résultent. De nouvelles revendications identitaires et d’empowerment ainsi que le refus de la bi-catégorisation sexuelle (hommes d’un côté, femmes de l’autre) occupent ainsi l’avant-scène. S’ensuit une contestation de l’utilité théorique et stratégique de toute problématique formulée en termes de « nous-femmes » ou encore de « nous-féministes ». Or, en plus de mettre trop souvent en veilleuse la dimension collective et politique du féminisme, une telle contestation néglige de fait la défense du bien commun qui constitue le fondement même de son éthique. Cet affaiblissement de l’analyse des rapports sociaux caractérise, tout particulièrement, la posture de celles qui, sur la base de leur appartenance générationnelle, s’identifient à ce qu’on appelle la troisième vague féministe pour se démarquer des conceptions et des revendications féministes dites de la deuxième vague, dont l’émergence remonte aux années 1960.
Cédant ainsi à l’illusion de l’égalité déjà acquise ou délaissant le terrain du politique, ces féministes misent sur les capacités personnelles des femmes pour « gagner » un égal accès aux ressources de même que pour faire les choix qui leur conviennent, peu importe leur niveau d’acceptabilité sociale. Le débat sur les termes prostitution et travail du sexe, qui divise le mouvement des femmes, en offre un bel exemple. S’opposant aux courants qui la considèrent comme une forme extrême d’exploitation sexuelle, les féministes individualistes et postmodernes envisagent la prostitution comme un travail légitime dont elles préconisent la libéralisation et la professionnalisation au nom du primat de la liberté individuelle. Il ne s’agit plus de dénoncer l’appropriation du corps des femmes, mais bien, du côté des féministes individualistes, de garantir l’accès à tous les espaces du social ou, du côté des féministes postmodernes, de respecter le droit et la liberté des femmes de se prémunir contre toute invasion prescriptive susceptible de restreindre l’expression de leur individualité et de réduire leur autonomie. Une telle interprétation de la liberté de choix, il va sans dire, fait totalement l’économie des divers rapports de pouvoir qui traversent la vie des femmes et préfigure, pour reprendre une expression de Nicole-Claude Mathieu, la « mort du sujet politique relationnel ». Les visées égalitaristes du projet féministe y sont donc de facto reléguées au second plan, tout comme est évacuée, sur la base de la primauté des droits et des choix individuels, l’idée radicale d’une subversion collective des rapports sociaux de sexe.
Les changements provoqués par le féminisme et l’évolution plurielle de la situation des femmes, ici et ailleurs, ne provoquent pas, toutefois, qu’un repli individualiste ou une focalisation sur l’identité sexuelle. Bien au contraire. (…)
– Extrait de « Féministes, gare à la dépolitisation ! », publié avec l’autorisation de la revue Relations. Lire l’article intégral dans la revue Relations, no 761, février 2013, pages 17 à 20. En kiosque.
– Le dossier « Féminismes, état des lieux », dont on peut lire le sommaire détaillé à cette page du site de la revue Relations.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 22 janvier 2013