« Nous l’avons tant aimé la révolution »
De mai 68, beaucoup de personnes retiennent la révolte des étudiant-es, les barricades, les violences policières, la grève générale. En deux mois seulement, la France a connu un mouvement social de grande ampleur où tout était possible. J’avais 25 ans en 1968, je travaillais déjà depuis dix ans. Les années précédentes, dans un contexte de forte politisation, je m’étais engagée dans le soutien aux luttes anti-coloniales et anti-impérialistes lors des guerres d’Algérie et du Vietnam … Pour celles et ceux qui ont vécu l’occupation de la Sorbonne et l’ « aventure soixante-huitarde », nos vies en ont été profondément marquées ; la société entière a dû s’adapter aux changements profonds qu’avait suscités Mai 68.
Mai 68, a marqué le début d’un grand bouleversement avec la recherche de nouveaux modèles à construire. Mai 68 a été le coup de butoir qui a permis des changements profonds dans les modes de vie qui se sont diffusés largement par la suite. Nous étions quelques un-e-s qui dénonçaient, inventaient des pratiques alternatives : les expériences d’autogestion et de nouveaux rapports entre les enseignant-es et les enseigné-es (mis en pratique à la Faculté expérimentale de Vincennes), l’idéal communautaire, la contraception, l’IVG, la remise en cause du système patriarcal ont révolutionné la société autoritaire et paternaliste dominante de l’époque.
Mai 68 a été aussi un creuset pour le féminisme moderne. Il a permis l’éclosion d’un féminisme radical qui a dénoncé la violence politique de l’oppression des sexes, y compris dans les pratiques militantes révolutionnaires. Dans la Sorbonne occupée, où se découvrait l’existence « des » différentes dominations, les féministes demandaient « que les principes du mouvement révolutionnaire soient appliqués aux femmes » (Anne Zelensky) et que « l’oppression des sexes ne soit plus considérée comme une « contradiction secondaire », puisque les inégalités de sexe étaient le résultat d’une construction sociale nécessitant de s’y attaquer pour ne pas la perpétuer ». (Françoise Picq) Cette conception échappait à l’analyse marxiste de la dualité des classes. Se libérer soi, changer la vie pour transformer la société c’était un changement de perspective. Nos discours disaient tout haut ce que beaucoup de femmes ressentaient tout bas.
Le féminisme a changé aussi les façons de militer : l’objectif étant notre propre libération, faire la révolution c’était un processus de libération en acte et une fête permanente. Les prises de parole spontanées, l’éclosion des subjectivités participaient de nos espaces de liberté et faisaient partie intégrante de notre émancipation. La finalité n’était pas la prise du pouvoir ; la lutte était le but. Les phrases et les actes symboliques étaient utilisés pour créer l’évènement : « un homme sur deux est une femme », le dépôt d’une gerbe à la flamme du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe portant l’inscription : « ce qui est plus inconnu que le soldat inconnu c’est la femme du soldat inconnu » … Au-delà des provocations, le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) qui était composé de groupes et de courants très divers a joué le rôle d’une « avant-garde » culturelle en critiquant le mariage, la sexualité imposée et la maternité comme destin. Le résultat a produit un changement du modèle familial et sexuel qui était devenu obsolète. C’est de ces luttes féministes que naîtront tant d’acquis actuels qui paraissent évidents à nos filles, à nos petites-filles : le libre choix de la maternité, l’IVG, le droit des femmes au travail, la reconnaissance du libre choix de la sexualité. Ces droits, une fois intégrés dans des lois, ont ramifié le tissu social en profondeur même si des mouvements réactionnaires les remettent toujours en cause (l’ordre moral est toujours prêt à resurgir dans un système où le patriarcat est toujours vivant).
Cette année, avec le Centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir, nous venons de rendre hommage à une « pré soixante-huitarde ». Certes, ce n’est pas la seule, car bien avant elle, d’autres femmes se sont battues pour les droits de toutes les femmes. Mais son ouvrage « Le deuxième sexe » a permis au féminisme issu de 68 d’avoir une référence. De manière consciente ou inconsciente, volontaire ou passive, Mai 68 et les luttes des féministes radicales des années 70 ont permis à un grand nombre de femmes de s’approprier les idées et les modes de vie qui en découlent.
Pour toutes ces raisons et pour la plupart des témoins de cette époque, Mai 68 ne fut pas un épi phénomène. Que cela plaise ou non, nous n’en avons pas fini avec Mai 68.
Monique Dental
Fondatrice du Collectif de Pratiques et de Réflexions Féministes « Ruptures »
Animatrice des activités en réseau dans la mixité
Contact : monique.dental@orange.fr