Edito Novembre 2010
L’Amérique Latine célèbre cette année « le bicentenaire des Indépendances ». En Europe, le premier nom qui vient à l’esprit est celui de Bolivar qui combattit l’exploitation coloniale espagnole et voulut créer une grande confédération. Mais qui connaît Manuela Saenz, sa compagne, celle qui, très jeune, fit partie des rebelles qui préparaiten l’indépendance et plus tard participa aux combats politiques et militaires ?
Manuela naît en 1797 à Quito, cité aux ruelles étroites, aux clochers baroques, et où les femmes de la bonne société sont soumises à leur père et à leur mari. Ses parents sont de rang nobiliaire, mais c’est une fille illégitime. La bâtardise est à la fois un malheur pour elle, car elle connaît un certain mépris de sa famille qui la tient à l’écart et une chance car elle bénéficie dans son enfance d’une liberté qu’on laisse rarement aux filles à cette époque. A quinze ans, c’est une excellente cavalière qui sait dompter les chevaux. A seize ans, on l’enferme dans l’un des nombreux couvents de cette ville particulièrement bigote. A vingt ans, son père la marie à James Thormes, négociant anglais aussi respectable qu’ennuyeux. Manuela accepte froidement ce mariage espérant ainsi échapper aux médisances. Le couple s’installe à Lima où elle fréquente – à l’insu de son mari – le cercle clandestin des patriotes qui, nourris des idées des philosophes européens, préparent l’indépendance. En 1820, elle parvient même à faire passer le bataillon Numancia pro-espagnol du côté des rebelles. 1821 : les forces libératrices entrent à Lima et un peu plus tard, elle décide de retourner, sans son mari, à Quito afin de lutter aux côtés des indépendantistes. Mais, tandis qu’elle fait à dos de mule le voyage de Guayaquil à la capitale, elle apprend que le royaume de Quito fait désormais partie de la Grande Colombie.
En 1822, c’est la rencontre avec Bolivar alors à l’apogée de ses victoires. Elle a vingt-quatre ans et lui trente-neuf. Dès lors, ils vont partager les mêmes rêves, les mêmes luttes, tantôt séparés, tantôt ensemble. Manuela devient secrétaire de l’état major de la campagne de libération et parvient à déjouer plusieurs projets de trahison. Puis elle est incorporée à l’armée des insurgés qui gagnera la bataille de Junin et ensuite celle d’Ayacucho. Ces succès seront suivis de troubles séditieux contre révolutionnaires à Lima et Manuela Saenz déploie tout son sens politique pour débusquer les ennemis de l’indépendance. L’unité voulue par le Libertador est remise en question par des généraux avides d’arracher une parcelle de pouvoir. Bolivar doit faire face à des tentatives d’assassinat, tandis que des libelles répandent force calomnies sur le compte de Manuela : la voici réduite au rang de femme intrigante de mauvaises mœurs. On la surnomme la du Barry, la Messaline. Elle s’en moque et en 1828, elle adresse une lettre à son mari dans laquelle elle lui exprime sa volonté de rompre définitivement avec lui et ce au mépris des conventions : « Je ne vis pas avec des préoccupations sociales inventées pour nous tourmenter mutuellement. » De plus, elle a besoin d’action, de passion, d’idéal, alors qu’il incarne le sérieux et l’ennui : « Laissez-moi tranquille, mon cher Anglais ( …) vous faites l’amour sans passion, vous vous levez et vous marchez avec précaution ; vus plaisantez sans joie. Ce sont là des habitudes divines, mais moi, misérable mortelle, qui ris de moi-même, de vous et du sérieux anglais, comme le ciel me conviendrait mal ! »
Simon Bolivar meurt en 1830. Il avait élaboré des constitutions, signé des décrets sur l’abolition de l’esclavage … Il meurt désespéré car la République de Grande Colombie se défait. Manuela Saenz finira sa vie dans une sorte d’exil dans un petit port désolé du Pérou. Pourtant, à une époque où les femmes étaient confinées à la sphère du privé, elle a réussi à mener sa vie dans une tension entre dépendance et indépendance et sa volonté d’émancipation, sa passion de la liberté rejoignent sa lutte pour l’indépendance de l’Amérique Latine.
Marie-Josée SALMON.