«Pour conduire en Arabie Saoudite, il faut beaucoup de courage»
Interview
«Pour conduire en Arabie Saoudite, il faut beaucoup de courage»
Par Thomas Loubière
Inflexible, le gouvernement a réaffirmé l’interdiction et, mardi, des extrémistes religieux se sont regroupés devant le palais royal à Jeddah – ville pourtant réputée plus tolérante que Riyad – pour protester contre la campagne des femmes. Sous pression, celles-ci ont finalement fait marche arrière. Ce vendredi les initiatrices du mouvement sont revenues sur leur appel, expliquant qu’elles préféraient «changer l’initiative du 26 octobre en campagne ouverte pour la conduite des femmes».
Sara Al Haidar, 32 ans, habite Riyad, la capitale. Elle est professeur d’anglais à l’université et mère de quatre enfants. Elle n’a pas eu l’occasion de passer le permis à l’étranger et dépend d’un chauffeur pour ses déplacements, comme la plupart des Saoudiennes.
Qu’implique au quotidien l’interdiction de conduire pour les femmes ?
C’est un problème qui affecte énormément de femmes, à tous points de vue. La voiture est ici le moyen de transport par excellence et les taxis coûtent relativement chers. Certaines femmes, si elles conduisaient, pourraient trouver du travail et celles qui ont déjà un emploi amélioreraient leurs conditions de travail. De nombreuses femmes se sentiraient plus en sécurité si elles n’avaient pas à employer un chauffeur, qui vit parfois à la maison. En tant que mère de quatre enfants en bas âge, dont des triplés de 6 mois, je me sentirais cent fois mieux si je n’avais pas à les confier à un inconnu.
Certaines femmes ne peuvent pas se payer un chauffeur personnel et ne peuvent pas non plus payer tous les jours un taxi. Elles sont donc complètement dépendantes de leur mari ou de leur frère avec qui elles passent leur temps à s’arranger pour être déposées ici et là.
Pour vous donner un exemple mon premier cours commence à 10 heures mais je suis au bureau dès 7h45, je ne peux pas retourner à la maison après avoir déposé mon fils à l’école parce que le chauffeur n’est pas disponible entre 8 heures et 9 heures. Mon fils finit à midi mais il doit rester à l’école jusqu’à 13 heures, je ne peux pas aller le chercher avant.
Si je veux faire du shopping je dois m’assurer que le chauffeur est libre et l’on prévoit les heures de début et de fin. Si j’ai fini de faire mes courses et que mon chauffeur ne répond pas ou que je n’ai pas de réseau, je me retrouve coincée. C’est particulièrement embarrassant quand je sors de la pharmacie avec un sac rempli de tampons hygiéniques et que le chauffeur me regarde d’un air ébahi. Ou quand il m’attend devant un magasin de lingerie !
Si une femme a le soutien de sa famille, aura-t-elle plus de chances de tenir le volant ?
Deux choses déterminent la possibilité pour une femme de conduire : le soutien de sa famille, du père, du frère ou du mari et… le courage ! Le soutien de l’homme de la famille est fondamental car c’est lui qui sera contacté par la police si sa femme ou sa fille est arrêtée pour avoir pris le volant. C’est lui qui devra aller la chercher au poste de police et il pourra la défendre face aux autorités.
Qu’est-ce qui empêche les femmes de conduire?
Il n’y a pas de lois qui l’interdisent, cependant les femmes ne peuvent pas passer le permis de conduire, et sans permis… il est interdit de prendre le volant. La police a déjà arrêté des femmes conductrices qui n’avaient pas de permis, certaines ont dû payer une amende, d’autres se sont retrouvées au poste. En revanche une Saoudienne qui passe son permis à l’étranger peut l’utiliser ici sans être arrêtée. Ma mère a elle-même conduit pendant des années en Arabie Saoudite.
J’ai personnellement vu deux fois des femmes au volant et c’était drôle parce que les autres conducteurs n’étaient pas spécialement surpris, ils faisaient plutôt attention à ne pas se faire rentrer dedans.
Serait-ce alors une question de culture ou de religion?
Différentes personnes auront différentes réponses à cette question. De mon point de vue, l’islam ne s’oppose pas aux droits de l’homme, ce n’est donc pas un problème religieux. Au niveau culturel, la société saoudienne est divisée sur la question de la conduite des femmes et cette division est purement fondée sur des croyances individuelles et personnelles. Certains extrémistes religieux soutiennent les femmes qui veulent prendre le volant et d’autres, très libéraux et progressistes, s’opposent au contraire à cela.
L’inverse est naturellement vrai.
La vision manichéenne du monde qui oppose les extrémistes aux «religieux modérés» ou aux non-pratiquants ne correspond pas à la réalité que l’on vit ici. On peut être ouvert d’esprit, soutenir la conduite des femmes et être très pratiquant du point de vue religieux.
Quels sont les arguments de ceux qui ne veulent pas voir les femmes au volant ?
Certains expliqueront que la société n’est pas prête à ça. D’autres évoquent le fait qu’en cas d’accident une femme ne pourrait pas dédommager la personne accidentée ou encore qu’elle ne pourrait pas lui venir en aide.
C’est à mon sens un argument ridicule puisqu’une femme ayant un accident
lorsque son chauffeur conduit doit de la même manière faire face à une situation de crise.
Enfin certains prétextent que l’islam n’autorise pas les femmes à conduire. Tout est une question d’interprétation des textes religieux. Pour moi c’est une instrumentalisation de l’islam, les femmes du prophète Mohammed montaient bien des chameaux, les voitures de l’époque ! L’islam interdit aux femmes d’être seules avec un inconnu, c’est pourtant ce qui se passe quand une femme paye un chauffeur pour conduire sa voiture. Une femme au volant est donc plus respectueuse de la religion qu’une femme conduite par un chauffeur!
Thomas LOUBIÈRE