Andrée Michel, ou la passion de résister

Andrée Michel, ou la passion de résister

Andrée Michel, ou la passion de résister

Par Joëlle Palmiéri, 24 novembre 2013.

Je rencontre Andrée Michel à l’âge de 39 ans. Elle en a le double. J’aime à penser que cet écart générationnel a nourri, par bribes, par épisodes, nos passions et rebellions mutuelles. Il a animé notre ambition personnelle, quoique partagée, de faire front contre la bêtise, le mépris, la haine, l’intolérance, l’injustice, sous toutes leurs formes. Il a entretenu entre nous une flamme, celle de deux soldates, non embrigadées, non contrôlables, résistantes de tous les jours, complices dès le premier échange de regard.

On est en juin 1998, à l’École des Beaux Arts de Paris. Endroit magnifique prêté par une amie féministe commune. J’anime une rencontre autour de la renaissance du site Web de l’Agence féministe internationale d’informations les Pénélopes que j’ai créée deux ans plus tôt avec deux copines. Nous avons invité Andrée car nous connaissons ses engagements, multiples, mais surtout au-delà des frontières. Elle assoie notre entreprise qui se veut ouverte, transversale, internationale… Elle restera au fond de la salle animée, pendant toute la durée de l’événement. Ce n’est que le début de mon apprentissage de cette intellectuelle dont j’apprendrai qu’elle est atypique. Andrée n’aime pas les projecteurs et les tribunes, se veut discrète, mais intervient librement, toujours, et à bon escient. Ce jour-là, il s’agit d’utopie. Celle de battre en brèches les divisions, de réduire en miettes les cloisonnements qui structurent le féminisme français. L’ennemi, le patriarcat et l’ensemble de ses agents, a d’ores-et-déjà emprunté le chemin de la mondialisation, notamment par technologies de l’information et de la communication (TIC) interposées, et « nous » ne pouvons plus nous permettre l’isolement, l’invisibilité. Les débats oui, l’éclatement non. Andrée y va de ses témoignages pêchés en Colombie avec la Ruta Pacifica, en Irak, en Bosnie. Sa voix est sèche, volontaire, claire, sans équivoque. Tout le monde l’écoute. Je suis bouleversée par tant de passion. De présence. Cette femme est si modeste, maigre, certes alors bien mise, qu’on ne s’attend pas à une telle force. Sa voix fait résistance. Elle la représente entièrement. Elle incarne sa liberté, celle qu’elle se forgera tout au long de son existence.

Six mois plus tard, les Pénélopes dédient une rubrique de leur magazine en ligne au 50e anniversaire de la publication du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Au programme, des portraits, des analyses, des témoignages. Andrée a connu la philosophe. Elle écrit : « Entre 1954 et 1970, période de mes séjours en Amérique du Nord, […] j’étais déjà une militante féministe et anticolonialiste et c’est dans le cadre de ma participation à des mouvements anticolonialistes et féministes que je suis entrée en contact avec Simone de Beauvoir, sans avoir jamais fait partie de son réseau d’intimes. Ainsi, au cours d’un défilé de protestation contre la répression en Algérie, Boulevard Saint-Germain, nous avons été toutes deux appréhendées, avec d’autres manifestant-es, par la police et conduites dans les locaux du Commissariat de police du Quartier pour que nos identités soient relevés. Ce fut ma première rencontre avec Simone de Beauvoir ». Andrée évoque déjà sa timidité et explique ses échanges devenus nombreux sur les luttes anticoloniales et sur le féminisme. Elle souligne l’humanisme de son interlocutrice : « Ce que je retiens le plus de mes rencontres et mes échanges avec Simone de Beauvoir, c’est le profil d’une écrivaine de génie, qui n’avait rien à faire avec les courtisans et qui mettait sa générosité, sa notoriété et son intelligence au service des “damné-es de la terre” (les colonisé-es, les vieux/vieilles, les pauvres/pauvresses) et des “réprouvées du patriarcat” (les femmes) ». Elle avoue ne pas avoir lu le Deuxième sexe à sa sortie, l’avoir découvert grâce à son syndicaliste de mari, rencontré dans « une banlieue ouvrière – où je découvris les valeurs et le mode de vie d’une classe sociale dont j’ignorais tout [après avoir] quitté le milieu intellectuel ».

Nous avons cette banlieue en commun. Montreuil-sous-bois, dans le 9-3. Un hasard ? Sans doute non à la lire. Elle a choisi de vivre dans une banlieue ouvrière où les pauvres et les ouvriers sont majoritaires. Je suis issue d’une famille originaire d’Afrique du Nord, ouvrière, très pauvre pour ce qui concerne la génération de mes grands-parents. Je suis née à Clichy-sous-bois, pas très loin de là. Là où en 2005 éclateront des émeutes mémorables. Andrée est née dans une petite ville près de Cannes, d’une famille bourgeoise. Les 920 km qui séparent nos deux villes natales et cette différence de classe formeront comme nos âges le ciment de notre amitié naissante. Car nous n’allons plus nous quitter. Ou presque.

C’est certainement notre beauvoirisme de base qui va d’emblée nous réunir. Nous nous inscrivons chacune à notre façon dans une tradition de valorisation de la mémoire des femmes, par les écrits, par les actes. Cette mémoire, cet engagement à diffuser l’information à l’infini, Andrée les conçoit comme indissociables de la résistance, aux colonisateurs, impérialistes, racistes, fascistes, possédants, dominants. Je n’ai pas ses mots pour le dire. Mais nous en parlons. Désormais périodiquement. Andrée a un Mac qui lui sert de « machine à écrire » et rencontre de gros problèmes d’utilisation. Andrée m’accorde alors un rendez-vous hebdomadaire qu’elle qualifiera de « cours d’informatique ». Nous passerons ainsi des années, deux heures chaque semaine, à apprendre à ne pas confondre le système d’exploitation et le logiciel de traitement de texte, ou encore le logiciel de gestion des courriers électroniques, et leurs dégâts collatéraux respectifs. Andrée souffre du manque de maîtrise de la machine. Elle qui a toujours décider de tout, fait des choix radicaux, en tranchant dans le vif, comme quand elle a plaqué ses études de philosophie et s’est engagée dans l’armée comme volontaire sociale à la fin de la guerre, lorsqu’elle a quitté l’aisance pour venir vivre à Montreuil et étudier les situations des travailleurs algériens et des familles locataires des hôtels meublés, ou encore quand elle a quitté la France pour les États-Unis puis pour le Canada, sur un continent où les intellectuel-les s’intéressaient davantage à ses écrits. Elle a tant à écrire.

Je l’ai toujours connue avec plusieurs projets de livre en cours. La lecture de « Surarmement, pouvoirs, démocratie », bien avant que je ne la connaisse de près, m’a bouleversée. Au sens où dans ce livre elle met des mots sur une vieille révolte que je traîne contre les guerres et leur absurdité. Et en particulier la guerre en Palestine. Sur le prix qu’en paient les femmes. Cette émotion, doublée d’une envie forte de diversifier mes modes d’action et d’analyse, sera renouvelée quand je lirai « Citoyennes militairement incorrectes », essai co-écrit avec Florence Debray et pour lequel elle dit compter sur mon opinion. J’en resterai retournée, moi qui place Andrée sur le piédestal des scientifiques, des universitaires, desquels je ne considère pas faire partie. Elle prendra toujours le temps nécessaire à démystifier cette académie à laquelle j’accorde autant de révérence.

La conviction que cette colère est moteur de nos actes et pensées s’installera définitivement avec « Justice et vérité pour la Bosnie-Herzégovine ». La suite de Srebrenica et ses horreurs. À sa sortie en 2001, nous évoquerons cette guerre stupide et le rôle du gouvernement français dans ce massacre. Nous partagerons, je crois, ce même sentiment mixte de dégoût et de révolte, tout autant que le plaisir incommensurable produit par la rage. A cela s’ajoute pour Andrée Michel la satisfaction d’avoir pu écrire dans son ouvrage la vérité sur la complicité des militaires français à ce que l’ONU a qualifié de génocide. Je suis moi-même enjouée par une tournée pour trois ans que j’ai entamée en 2000 auprès d’organisations de femmes et féministes dans les Balkans pour qu’elles créent leur propre outil de communication sur le Web. Une option politique. Une bataille contre le mythe du rattrapage du tout électronique, qui consiste à porter assistance aux femmes pour qu’elles soient connectées. Ma vision est inverse. Elle se base sur l’autonomie. Celle des femmes à penser leur quotidien et leurs luttes.

Il est clair qu’Andrée Michel a toujours souhaité étendre la résistance contre les aberrations de la politique franco-française (femmes, nucléaire, colonialisme, etc.) au-delà de l’hexagone. Au début de l’année 2003, les dirigeants de l’Union européenne (UE) sont pris d’une frénésie guerrière relayée en chœur par les sphères politique, journalistique, intellectuelle. Ils demandent que, dans le domaine des dépenses militaires, l’Europe fasse « de gros efforts pour rivaliser avec les Etats-Unis », sans se soucier des besoins essentiels d’éducation et de santé des plus défavorisés. Indigné-es, Andrée Michel et ses ami-es féministes et antimilitaristes décident de lutter. Il-Elles font signer avec le concours de centaines de personnalités de l’UE un appel intitulé « des citoyen-nes de l’Europe refusent de faire de gros efforts pour rivaliser avec les Etats-Unis ». Cet appel envoyé à tous les chefs d’État de l’UE, aux représentants de cette bureaucratie, fut suivi d’une accalmie… au moins temporairement.

Nos deux heures hebdomadaires ne suffiront jamais à discuter tout ce qui anime nos esprits, au quotidien, à plus long terme. Des sujets communs, contradictoires parfois, qui s’inscrivent sur des registres différents souvent. Car l’informatique vient immanquablement interroger nos engagements. Et nous rions aisément. Je resterai donc très souvent, de plus en plus souvent, deux heures de plus pour que nous puissions échanger librement. De nos combats respectifs, de nos idées, mais aussi de nos frustrations, de nos histoires singulières. Les années passeront – nous arrêterons ces rendez-vous commencés en 2000 à mon départ définitif de la région parisienne en 2010 – et nous ne nous lasserons jamais de nous interroger sur les injustices, les inégalités, l’ignominie de ce monde tout autant que sur les tours joués par nos inconscients. Nous deviendrons intimes.

En 2007, Andrée a 88 ans et est en train d’écrire un livre qu’elle ne souhaite pas autobiographique – « ma petite vie n’intéresse personne » – mais plutôt structuré par ses nombreux combats et l’analyse de leurs contextes : pendant les guerres d’Algérie, d’Irak, pour la paix, pour la lutte contre l’impunité des criminels de guerre. Elle entend témoigner en tant que « féministe antinucléaire et antimilitariste ». Bien qu’elle la fasse avec la participation d’une amie, cette rédaction la fatigue beaucoup. Très scrupuleuse, elle fait des recherches dans ses propres archives. Elle déplace à elle seule des colonnes de livres, de revues. Elle les trie. Elle cherche la vérité. Dans ses anciens articles, dans les entretiens menés par son amie. Tout en continuant à répondre aux sollicitations multiples : demande d’interviews radiophoniques, de signature de pétitions pour un Tribunal pénal international (TPI) ici, ou là, de mise en réseau de féministes. Elle s’épuise. Commence à tonitruer contre tous les dysfonctionnements de son corps : la vue, l’ouïe et maintenant le cœur, les bronches, elle qui n’a jamais été malade. Elle peste contre le fait de ne plus pouvoir descendre quotidiennement à pied à Croix de Chavaux – un peu plus d’un kilomètre de chez elle – acheter ses quotidiens. Et bientôt elle ne pourra plus conduire, ce qui la rend dépendante. Elle va encore trouver les moyens de se battre contre cette entrave à sa liberté.

À travers nos échanges, commence à se dessiner le projet d’un autre livre. Que nous co-rédigerions sur le « sado-masochisme » français. Une idée d’Andrée. Il s’agit là de régler nos comptes avec les années Mitterrand, de dénoncer la culture de la soumission, de la guerre, et le refus de la liberté de la personne, l’idolâtrie du « Père », des intellectuels, la raison d’État, dont on considère qu’elles structurent la société dans laquelle nous vivons. Andrée écrit quelques mots d’introduction : « Intolérance, voire tolérance de l’intolérable, sado-masochisme, mépris de la liberté individuelle, idolâtrie du père et culture de la soumission, identité pervertie sous des masques, crispation infantile, arrogance nationaliste, complaisance narcissique et ignorance de l’autre, etc., ces caractéristiques que nous croyons déceler dans la société française contemporaine sont-elles le résultat d’un déterminisme définitif ou d’une histoire millénaire, dont les traits se sont perpétués jusqu’à nos jours par les politiques et la pesanteur sociale incarnée dans les lois, les coutumes, les sensibilités, l’inconscient collectif de l’homo sapiens français ? Telle est la question qui se pose et à laquelle nous nous efforcerons de répondre dans ce bref essai ». Parce que nomades, Andrée propose que nous nous référions à Elfreide Jelinek : « Je ne puis pas parler pour moi toute seule. Cela vaut du reste aussi pour les femmes écrivaines. Même si c’est un destin individuel qu’elles entendent décrire, c’est toujours un Moi collectif qui parle, le Moi d’une caste subalterne. Le Moi du paria, de l’outsider. Oui aurai-je dû dire, voilà ce que je dois être : une outsider, je le revendique complètement. J’ai l’impression de tout ce que j’écris,… je pourrais dire : déversé dans une sorte de flots de paroles qui ne connaît pas de rives. Oui : un torrent. Un fleuve sans lit » (Elfreide Jelinek, prix Nobel 2004 – interview du 19 janvier 2002). Le titre de l’ouvrage se profile : « On ne naît pas français, on le devient ». Et le sous-titre : « Les infirmités de l’homo sapiens français ». À ce jour, nous n’avons pas trouvé le temps de l’entreprendre.

Quand nous serons éloignées, nous nous téléphonerons régulièrement. Chaque conversation démarre par un tour d’horizon sanitaire, de l’une, de l’autre, se poursuit par l’expression de nos dépressions respectives – Andrée me dit souvent vouloir en finir avec « cette vie absurde » et milite pour une mort dans la dignité – et se clôt toujours par nos envols rebelles du moment et leur traduction dans la pratique. En 2013, à 93 ans, Andrée sera aux avant-postes de la lutte pour la création d’un TPI pour la République démocratique du Congo auprès de 51 autres marraines et de ses ami-es africain-es. Le seul moyen de punir les auteurs de crimes abominables qui utilisent le corps des femmes comme armes de guerre, dira-t-elle. Elle y mettra toute sa force, toujours dans l’anonymat. Ce qui compte c’est le combat, en aucun cas la reconnaissance de ceux qui en sont.

Aujourd’hui, si on me demande ce que je retiens d’Andrée Michel, je dis : une intellectuelle vertébrée par la liberté, qui a mis son intelligence au service de la paix et de la justice, de la lutte contre toutes les formes de domination et sa force au service de toutes les femmes du monde. Sa générosité n’a d’égale que sa volonté de résister. Son humilité structure la solidarité qu’elle n’a de cesse d’exprimer envers les opprimé-es, les subalternes. Elle m’aura toujours servi de guide, les jours de doute, de colère. Je l’en remercie ici.

Joelle Palmieri, 17 novembre 2013

http://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2009-2-page-5.htm

http://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2009-2-page-8.htm

Le système militaro-industriel pratique une politique de genre dynamique

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