Article paru dans le Monde – Marina Petrella, en grève de la vie
Marina Petrella, en grève de la vie
LE MONDE | 30.06.08 | 15h48 • Mis à jour le 30.06.08 | 20h17
a mère se laisse mourir, elle le sait bien. Elisa allume une cigarette sans trembler. « Ce n’est même pas une crise suicidaire, c’est une baisse de l’énergie vitale. Elle boit un peu d’eau, le reste, elle s’en fout, explique calmement la jeune femme. On peut mourir de tristesse, vous savez. Je supporte parce que je n’y pense pas. On n’est pas des gens à se complaire là-dedans. » Marina Petrella, 54 ans, ancienne dirigeante des Brigades rouges, attend la mort sans hâte dans une cellule de l’unité psychiatrique de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (Essone). Elle a été arrêtée un peu par hasard en août 2007, alors qu’elle travaillait comme assistante sociale, après avoir passé quinze ans à reconstruire sa vie en France. Avec ses deux filles et des papiers en règle.
ÉTAT DÉPRESSIF GRAVISSIME
Le premier ministre, François Fillon, a signé son décret d’extradition le 9 juin. Elle a, sans illusions, saisi le Conseil d’Etat, qui ne rendra pas sa décision avant plusieurs mois. Marina Petrella n’attend plus rien. Le médecin de la prison de Fresnes a noté, le 11 avril, « état dépressif gravissime, douleur morale, idées de mort extrêmement prégnantes, angoisse avec vécu somatique, sensation d’avenir bouché, l’ensemble évoquant une crise suicidaire franche et très inquiétante ». Le 9 juin, un autre médecin, le docteur Jean-François Bloch-Lainé, s’alarme de cet « abandon de vie » et relève qu’elle perd « 2 kg par semaine ». « Son état ne l’intéresse plus, s’inquiète le médecin. Mme Petrella ne se nourrit plus, ne boit plus, ne communique plus, et lâche prise dans un état de dépression important. » Ses avocats demandent au gouvernement d’appliquer la « clause humanitaire » de la Convention européenne d’extradition de 1957, qui autorise à ne pas extrader une personne « en raison de son âge ou de son état de santé ».
Elisa, sa fille, connaît bien la prison, elle y est née. Un 25 août, il y a presque vingt-cinq ans, à Rome. Elle y est restée dix-huit mois avant d’être confiée à Léa, sa grand-mère, qui avait au début des années 1980 toute sa famille en prison, son fils, sa fille, son gendre. Près de 60 000 personnes ont été inculpées, 5 000 ont été incarcérées pendant « les années de plomb » en Italie lors d’énormes procès, après le vote de lois spéciales. L’Italie baignait alors dans « une véritable guerre civile, bien que de basse intensité », a reconnu Giovanni Pellegrino, le président de la commission parlementaire d’enquête.
Elisa n’en garde pas un mauvais souvenir. « Quand ils sortaient de prison, les gens se retrouvaient pour comprendre ce qui s’était passé, raconte la jeune femme. On n’oubliait pas ceux qui y étaient encore, je me rappelle cette solidarité fondamentale, c’était une belle leçon de vie. » Marina, sa mère, a été incarcérée huit ans avant d’être libérée sous contrôle judiciaire, la durée maximale de la détention provisoire ayant été atteinte. Elle a encore attendu cinq ans avant d’être définitivement condamnée, le 4 mai 1993, à la réclusion à perpétuité. Marina Petrella n’a pas été jugée par contumace, elle était à son procès, mais ses juges n’ont pas délivré de mandat d’arrêt. Des mois ont passé. « On ne se cachait pas, raconte Elisa. Un jour elle m’a dit, on va vivre à Paris. » A Paris, il y a des amis. Sur les conseils de Mes Jean-Jacques de Felice et Irène Terrel, les infatigables avocats des Italiens, Marina écrit au procureur de Paris et aux autorités italiennes pour déclarer sa présence. Elisa est inscrite à l’école italienne, Marina est serveuse à Saint-Ouen.
« ON SE SENTAIT PROTÉGÉ »
Rome envoie une demande d’extradition en 1994. On reproche à Marina Petrella sept crimes, parmi lesquels la séquestration d’un magistrat, et surtout, en tant que membre de la direction romaine des Brigades rouges, la participation à l’organisation de cinq agressions dont l’assassinat d’un commissaire de police. « On n’a plus fait que travailler pour s’intégrer en France, explique Elisa, on se sentait protégé, on entrait dans les critères de la doctrine Mitterrand. » Le président de la République avait déclaré le 26 avril 1985, devant le 65e congrès de la Ligue des droits de l’homme, que les Italiens, qui « ont participé à l’action terroriste en Italie depuis de longues années » mais « ont rompu avec la machine infernale » et se sont réinsérés « étaient à l’abri de toute sanction par voie d’extradition ». La parole du chef de l’Etat a engagé la France pendant dix-sept ans, sous neuf gouvernements. Dominique Perben, garde des sceaux du gouvernement Raffarin, a rompu l’engagement en extradant au milieu du mois d’août 2002 Paolo Persichetti, un professeur de l’université Paris-VIII.
En 1994, Marina Petrella s’inscrit à un CAP de jardinier paysagiste, son dada. Il y a là Ahmed Merakchi, un homme sombre et renfermé qui gagne trois sous en entretenant les serres. Il est français d’origine algérienne, et d’abord parigot du 12e arrondissement, a fait dans son jeune temps douze mois de prison, a une grande fille et une blessure mal cicatrisée du côté des femmes.
Ils s’installent dans une résidence à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), elle comme femme de ménage, lui comme gardien jardinier. Ils créent un petit journal, Entre voisins. Elle, elle marque les résidents par son intelligence. Ils déménagent ensuite à la Source, un quartier difficile d’Epinay, où Marina sermonne les gamins qui brûlent les voitures. Elle travaille bientôt au centre culturel. « La vie se passait pas trop mal, sourit Ahmed. On ne gagnait pas grand-chose, mais on était heureux. Elle m’a traîné dans tous les petits théâtres de banlieue. En vacances, elle tombait en arrêt devant les belles maisons, elle savait apprécier les choses, et elle osait le dire. »
Un jour, Marina lui dit qu’elle veut un autre enfant. Lui n’est pas très enthousiaste, mais finit par se laisser fléchir, à condition d’aller à la préfecture de police, avec une copie de la déclaration de Mitterrand. La préfecture ne trouve rien à signaler, Marina a d’ailleurs une carte de séjour. Emmanuella, « Emma » pour ses proches, naît le 18 décembre 1997, « le premier visage qu’elle a vu, c’est le mien », fond Ahmed.
TOUT DOUCEMENT, MARINA SE LAISSE COULER
Mais un jour, en 2002, à 6 heures du matin, trois hommes frappent à la porte, juste après l’affaire Persichetti. Trois policiers en civil, qui analysent leurs portables et l’ordinateur. Marina fait aussitôt un courrier à la mairie pour dire qui elle est, on lui répond qu’il n’y a pas de soucis. Elle se jette bientôt dans le travail social, qui la dévore, dans le Val-d’Oise. « Elle se battait pour que les gens se prennent en charge, explique Anne Ouvrard, directrice d’un foyer de jeunes travailleurs. Pas le genre à se plaindre. Et elle ne comptait pas ses heures. » Ahmed, ça l’énervait : « A table, elle nous racontait des cas très lourds, ça lui faisait vraiment du mal. Je lui disais : « Mais prend un peu de recul ! » »
Le 22 août 2007, Marina est convoquée au commissariat d’Argenteuil. Un an auparavant, elle avait vendu une voiture à un garage qui avait omis de faire le changement de carte grise. Elle y va, son certificat de cession à la main, avec Ahmed et Emma. « Ils lui ont demandé le nom de son père et de sa mère, raconte Ahmed, et à la troisième question : « Est-ce que vous avez des armes à la maison ? », j’ai senti que ça tournait mal. » Marina est menottée, incarcérée, la cour d’appel confirme l’extradition, puis la Cour de cassation.
Son comité de soutien tempête contre le reniement de l’Etat, dans une indifférence polie. Seuls le député Patrick Braouezec et la sénatrice Dominique Voynet bataillent pour la prisonnière ; Jean-Pierre Dubois, le président de la Ligue des droits de l’homme, s’inquiète que la France propose l’asile aux guérilleros des FARC et extrade une Italienne rangée des voitures. Rien n’y fait.
Tout doucement, Marina se laisse couler, abasourdie par cette répétition de l’histoire. Elisa est née en détention, et quand Emma, 10 ans, a besoin d’elle, Marina n’a de nouveau que la perpétuité pour horizon. Quand sa mère a été arrêtée, la petite fille a passé quarante-huit heures sans parler. Un jour, au parloir, la fillette n’a plus voulu lui faire un câlin. Et puis elle n’a plus voulu venir du tout.
Ahmed se débrouille comme il peut, avec la petite. La cuisine n’est pas vraiment son rayon, et puis il gagne 1 300 euros avec un loyer de 750 euros. « On a compris qu’une machine s’était mise en route, et qu’elle se fout bien de se qu’on est », dit-il.
Elisa a arrêté son diplôme de linguistique (italien, anglais et russe – son père aussi a appris le russe, en prison) et travaille comme hôtesse. La jeune femme rayonne de force et de maturité, mais elle est fatiguée. « Ça fait beaucoup, sourit Elisa. Il faut toujours prendre sur soi, faire mieux que tout le monde. Parce que je suis partie avec aucun bagage, ou plutôt des bagages remplis de pierres. »
Marina a été placée en hôpital psychiatrique, dans un isolement absolu. Elle regarde le plafond, on la sort un quart d’heure par jour. Elle refuse toutes les visites. « Elle préfère mourir qu’être enterrée vivante, dit Ahmed, elle dit que, comme ça, ses filles pourront faire leur deuil. »
Marina vient de lui envoyer une belle photo de mer, pleine de soleil. Elle a écrit au dos : « Ça aurait pu être la mer de la Crète, mais nous ne la verrons jamais. Nous avons passé de bons et de mauvais moments, mais ce n’est pas le moment de faire le bilan, contentons-nous de l’avoir vécu. Et maintenant, je te demande de t’occuper qu’Emma grandisse saine, pas obéissante ou rebelle, mais saine, avec de bons principes. Quant à toi, tu as été le dernier homme que j’ai aimé… comme je te l’avais promis. » Il a toujours la lettre sur lui. Il a si peur que ce soit la dernière.
Franck Johannès
Article paru dans l’édition du 01.07.08